CE QUE LA SUPERVISION M’APPREND : LEÇON N° 8   LE CADRE CACHÉ  

CE QUE LA SUPERVISION M’APPREND : LEÇON N° 8   LE CADRE CACHÉ  

CADRE VISIBLE ET CADRE CACHÉ 

On parle souvent du cadre en supervision, mais il est une dimension très importante et  rarement perçue comme telle. En dehors du cadre contractuel ou explicite, celui dont tout le  monde parle, il est un cadre spécifique de la psychothérapie que j’appellerai ici le cadre caché ou  implicite. J’en ai largement parlé ailleurs, dans mes séminaires et mon livre sur  l’accompagnement des personnes psychotiques ordinaires car il constitue un des éléments  majeurs du chaudron.

Ou

UN APPEAU POUR LINCONSCIENT… 

Mots-clés : psychothérapie, cadre, contrat, chaudron, transfert-contre-transfert,  ici maintenant, sorties du cadre, répétition, ambivalence, neutralité bienveillante, les  Sirènes.  

Les praticiens que j’accompagne ignorent à quel point ils m’ont aidé à élaborer, clarifier, tester,  valider les outils conceptuels que j’expose ici. Qu’ils en soient remerciés.

Les noms (cryptés) sont ceux des héros des vignettes. Qu’ils soient remerciés ici de m’avoir autorisé à 1 utiliser leur travail.

 

CADRE VISIBLE ET CADRE CACHÉ 

On parle souvent du cadre en supervision, mais il est une dimension très importante et  rarement perçue comme telle. En dehors du cadre contractuel ou explicite, celui dont tout le  monde parle, il est un cadre spécifique de la psychothérapie que j’appellerai ici le cadre caché ou  implicite. J’en ai largement parlé ailleurs, dans mes séminaires et mon livre sur  l’accompagnement des personnes psychotiques ordinaires car il constitue un des éléments  majeurs du chaudron.

Les deux cadres s’emboîtent l’un dans l’autre et forment un dispositif indispensable pour  mener une psychothérapie au sens strict, attentive à l’inconscient et à ses mécanismes essentiels,  le transfert, la résistance, les systèmes de loyauté.

Ma conception de la psychothérapie étant centrale pour mon propos, je reprends dans un  encadré en fin d’article quelques points essentiels sur la question. Les propositions que je fais ici  ne demandent qu’à être validées, nuancées ou infirmées par la pratique.

 

LE CHIRURGIEN ET LE PSYCHOTHÉRAPEUTE 

Le cadre qui règle la régularité, la périodicité, la durée et le tarif des séances, la gestion  des rendez-vous et leur annulation, est un contrat privé de type commercial qui relève de  la règlementation des prestations de services, comme le billet de cinéma. Les termes en  sont explicites, les partenaires s’engagent à le respecter et connaissent les conséquences  de son non-respect. Ce cadre n’est pas celui du thérapeute mais le contrat qui règle leur 2 relation.

Par ailleurs tout ce qui relève de la responsabilité pénale et civile et du code de  déontologie professionnelle (confidentialité compte tenu des dérogations légales,  abstention de geste sexuel ou violent, obligation de formation continue) s’impose  naturellement au praticien. Ces règles concernent tous les professionnels d’aide à la  personne (travailleurs sociaux, aidants, éducateurs, coachs, praticiens de TCC, etc) aussi  bien que les psychothérapeutes, quelle que soit leur approche. Elles n’ont rien de  spécifique et ne font pas partie du contrat privé, elles sont de fait, mais il n’est pas inutile de les rappeler.

Le champ opératoire délimite clairement le lieu où le chirurgien portera son attention et son a c t i o n . L e  r a p p r o c h e m e n t  a v e c le psychothérapeute est frappant : tous deux

doivent être totalement présents dans l’ici et maintenant isolé par le cadre, ici le champ opératoire, là le cadre caché du praticien. Le cadre impose au chirurgien de suivre strictement les règles de son art, au psychothérapeute, il demande une perception et une écoute non ordinaires.

Mais le contrat entre consultant et psychothérapeute est différents des contrats  commerciaux. Doit-on régler le rendez-vous qu’on annule chez le médecin, le psychiatre ou le kiné ? La règle s’impose quand il s’agit d’une psychothérapie parce que le contrat  témoigne de l’engagement du consultant à se rendre à un rendez-vous avec lui-même,  ce qui change tout. Il ouvre sur la dimension implicite de la valeur que le consultant se  donne à lui-même, à son insu, tellement il s’est habitué à être une personne de deuxième  choix. Dès la porte franchie, le cadre caché rappelle au praticien qu’il a rendez-vous avec  l’insu du consultant et le sien et l’engage dans une forme d’écoute particulière de ce qui  est là. C’est d’être présent à cet implicite qu’engage le cadre caché, mais il peut  difficilement fonctionner si on ne pose pas clairement le contrat explicite, c’est-à-dire le  contrat d’engagement. Comme en témoigne la vignette n°1.

 

1ère VIGNETTE : ils s’entendent pour (ne pas) commencer une psychothérapie 

Personnages : Noël le thérapeute, Toussaint le consultant, travail en groupe  Noël amène Toussaint, son consultant, en supervision pour une histoire de bouteilles. Il est  surpris le jour où Toussaint, toujours si régulier et ponctuel, annule son rendez-vous à la dernière  minute. Noël se rend compte qu’il ne lui a jamais signifié la règle classique que tout rendez-vous  annulé moins de 48h à l’avance est dû. Il le fait à cette occasion. La fois suivante son consultant  vient avec deux bonnes bouteilles produites par le vignoble familial. Qu’en fait Noël ? Je les ai bues bien sûr, du bon vin comme ça, on ne va pas s’en priver, non ! D’ailleurs il a  dit que c’était pour la séance due.  

Il te devait quelque chose ? 

euh… ben… je ne peux pas lui faire ça, il veut me faire plaisir, et j’aime le bon vin,  pourquoi s’en priver ? Le cadre doit-il nous priver de tout ? (Un tout lourd de plaisirs  interdits)

Le contrat n’avait pas été posé et ne peut s’appliquer de façon rétro-active, principe juridique  élémentaire. Toussaint ne doit rien mais il fait mine de l’ignorer et propose à Noël d’en faire de  même. Déplaçant la dette il fait de Noël son obligé. Le cadeau non dû accepté, plus de risque de  confrontation. Plus de conflit, que du plaisir et de la corruption.

Le cadre doit-il nous priver de tout ? se demande Noël comme s’il parlait d’une contrainte  imposée par ses maîtres et que, leur dos tourné, il va s’empresser d’oublier. Si elle n’a d’autre  sens, pourquoi s’obliger à la formuler ? Toussaint veut faire plaisir à Noël, Noël ne veut pas  contrarier Toussaint. Où est le mal ? Rien à redire sauf que… Si Toussaint avait eu connaissance  de la règle, il aurait dû payer la séance. Noël n’aurait eu aucune raison de l’en remercier et ils  auraient eu à travailler l’annulation, peut-être un évitement de ce qui commençait à bouillir chez  Toussaint à mesure qu’approchait la séance.

Désormais pas de possibilité pour lui de voir ce qu’il s’est fait en annulant. Y a-t-il encore un  pilote dans le train de la psychothérapie ? Y a-t-il même un passager ? Encoche minuscule dans le  contrat du manuel scolaire, mais grosse entaille dans le tissage psychothérapique.

Noël était en difficulté depuis le début. Toussaint, un homme agréable, affable, gentil, de 37  ans, était pourtant aussi insaisissable pour Noël qu’il lui donnait envie de le suivre, entre cépages  et ésotérisme, dans des itinéraires compliqués que Noël trouvait à son goût. Les raisons pour  lesquelles Toussaint est venu donnent le vertige : réussir à gérer ses addictions (alcool, sexe), être  sûr qu’il n’est pas fou, parvenir à s’engager avec sa compagne, devenir un homme, un vrai. Noël  n’arrive pas à faire respecter ce qu’il appelle le cadre. Quand Toussaint affirme que ses  nombreuses activités ne lui permettent pas de venir en séance plus d’une fois par mois, il  ajoute « et encore c’est pour toi que je viendrai. » Le monde à l’envers. Noël accepte.

Si le travail pour lequel Toussaint le paie n’est pas une psychothérapie mais des  conversations de soutien ou de conseil, pourquoi pas ? Mais Noël se veut  psychothérapeute et il souhaite y voir clair. Aurait-il sinon apporté cette situation en  supervision ?

S’il avait eu conscience du cadre caché, il aurait examiné s’il était prêt à accompagner  Toussaint dans le non dit et l’insu. Il aurait perçu leur facilité à contourner le cadre  comme une complicité pour ne pas faire le travail pour lequel l’un vient et l’autre se fait  payer, pour lequel l’un annule son rendez-vous et l’autre ne veut pas y regarder de plus  près. On a vu les enjeux que Toussaint met dans la thérapie. Il ne connaît pas le chemin, il  fait comme il peut avec ses désirs et ses peurs car il ne s’agit de rien moins que de  rencontrer son âme mais il s’en défausse et évite le rendez-vous avec lui-même. Le  psychothérapeute est là pour assurer qu’on ne quitte pas le chemin de cette âme en  souffrance ce qui demande du temps et du respect.

Noël a succombé à la tentation de ne pas emprunter ce chemin. Il a évité de suivre son  cadre professionnel en ne posant pas clairement le cadre contractuel et en le noyant dans  une complicité joyeuse. Gentil n’a qu’un oeil, dit un vieux proverbe, en étant gentil on  ferme un oeil sur ce qui pourrait gêner, voire fâcher. Deux gentils, chacun avec un seul  oeil… On ne risque pas d’y voir grand chose. Pas de cadre contractuel, pas de cadre  implicite, pas de psychothérapie.

 

Une psychothérapie nécessite pour fonctionner un dispositif qui l’isole de la réalité  ordinaire et installe une relation disposée à accueillir tous les niveaux de la réalité  mentale. C’est ce qu’assure le cadre caché ou implicite comme le montre la vignette n°2,  si on y est attentif.

 

VIGNETTE N°2 Dans un salon de thé 

Véra la psychothérapeute, Amandine la consultante, supervision individuelle Amandine est une retraitée très séduisante, apprêtée avec soin, bien habillée, bijoux et  accessoires de choix. Véra est captivée par le récit de ses journées occupées du matin au soir,  entre relations mondaines et activités de dame patronnesse.

Tout irait pour le mieux dans la séance si tout à coup ne surgissait une phrase venant court circuiter l’attention de Véra et brouiller son cerveau. Elle ne sait pas quoi en faire, il se produit  comme un bug, qui l’amène en supervision aujourd’hui. Elle en est tellement saisie que les mots  se sont gravés dans son esprit. Une fois c’était « je n’ai plus envie de vivre ». Une autre fois « j’ai  le plus grand mal à me lever le matin. » Difficile à comprendre alors qu’Amandine vit tant de  choses excitantes tout au long de la journée. Les bras m’en tombent quand j’entends ça. Je ne sais  plus quoi dire… dit Véra.

Autre moment de flottement : Amandine vient à chaque séance avec une brassée de rêves  riches et récurrents. Véra a beau être rompue à l’analyse des rêves, elle n’arrive à rien éclaircir.  Nuit après nuit, Amandine cherche l’entrée d’une maison qu’elle sait être la sienne. Quand par  chance elle y parvient, elle ne trouve pas son appartement. Elle sait que c’est au troisième étage  mais l’ascenseur, un drôle d’habitacle sans porte, tout décati dans cette belle maison bourgeoise,  ne l’y conduit jamais. Véra ne trouve aucun fil à tirer, aucun début de sens. Que se passe-t-il qui  mette ainsi Véra dans la paralysie. Que chantent les Sirènes ?

Je reprends les fameuses phrases en ajoutant que ce sont quand même des paroles qui ne  détonnent généralement pas dans un cabinet de psychothérapie… Véra semble étonnée. Pour elle,  ces mots ne sont pas à leur place dans sa rencontre avec Amandine. C’est bien simple, elle ne  comprend pas d’où peuvent venir ces mots chez cette femme dont la vie est si riche, qui n’a pas  un moment à elle de la journée.

Clairement Véra se trouve dans un salon de thé avec une connaissance qu’elle admire, qui  reçoit estime et louange de tous et qui, à la surprise générale, oublierait toute décence et laisserait  apparaître le fond de son âme en détresse et la noirceur de ses tourments. Déplacé ! Je hasarde au  fond, comme si Amandine était chez une psychothérapeute… À ces mots Véra prend conscience  qu’elle avait elle-même, et depuis longtemps, déserté cette place. Qu’elle était sortie avec  Amandine et que l’intérêt de leur rencontre était devenu le récit que sa consultante pouvait faire  des apparences de sa vie et non ce qui l’amenait réellement au cabinet.

Heureusement pour Véra que des failles s’ouvrent dans le discours d’Amandine qui  jurent assez avec le reste pour que Véra se réveille, en se demandant d’un coup où elle se  trouve et ce qu’elle fait avec cette femme en ce lieu. Retour à l’ici et maintenant.

Réveillée, la thérapeute reprendra peut-être sa place, entendant ce que dit Amandine,  qu’elle ne veut pas ou plus vivre (cette vie d’apparence n’est que survie palliative,  comment vivre en vrai) ou peut-être que quelqu’un, quelque chose, quelque part doit  mourir, etc. En somme un aperçu non exhaustif des déclinaisons dont une telle phrase  peut faire l’objet. Et que disent les tentatives répétées en rêve de trouver sa maison, d’y  entrer et de ne jamais réussir à accéder au lieu qui est le sien dans cette maison ?  Autrement dit… au rendez-vous avec elle-même.

Séduite par la richesse de la vie sociale d’Amandine, Véra a oublié qu’en franchissant  la porte de son cabinet avec sa consultante, elle entrait avec elle dans une réalité  différente de la vie ordinaire menant sur des dimensions cachées de notre existence, plutôt  les ténèbres nocturnes que les spots du jour. Elle n’a pas su dans un premier temps  profiter de la protection que la bulle lui proposait vis-à-vis de la réalité sociale extérieure.  Amandine semblait presque le savoir mieux qu’elle.

Le cadre implicite, en créant une bulle temporelle, met de même à distance la  perception habituelle du temps. Il ouvre à une dimension temporelle qui s’écarte de  l’écoulement linéaire du temps biographique et qui met à mal la causalité historique (tel  événement produit tel effet) pour se rapprocher du patchwork onirique. Deux vignettes  vont illustrer cette particularité et la difficulté des praticiens à l’accueillir.

 

VIGNETTES 3 ET 4 : plonger dans le passé… pour éviter le présent ? Alice, Édith, praticiennes, travail en groupe 

Alice est troublée par sa consultante, Ophélie, une jeune fille de 17 ans, habitée par l’idée  d’organiser un suicide assisté à l’étranger. Alice cherche ce qui pourrait expliquer cette idée fixe.  Enfin Ophélie parle de son enfance, elle était déjà harcelée en primaire, ses parents absents, pris  par leur travail. Alice s’écrie « Ah, ces parents, même pas présents, ils ne l’ont pas défendue, pas  protégée, tout s’explique ! ». Et dans un éclair de grande clairvoyance elle ajoute « toujours ma  passion de comprendre, d’expliquer, de juger ! » Tout est dit. Ce faisant elle a quitté par cette  sortie la thérapeute prise dans l’inconfort paralysant de l’obsession d’Ophélie. Voit-elle encore  Ophélie venue se poser dans le cadre, ici, en face d’elle, venue soigner son enfance martyrisée ?

Alice comprendra-t-elle que que la vraie question est celle de l’attachement d’Ophélie  à ses parents à travers l’attachement à ce passé et que se soigner sera difficile à accepter  pour Ophélie. Parce que car ce serait être infidèle à la mémoire qui fixe l’enfant dans ce  souvenir, tel que les uns et les autres, les silences forcés, les émotions interdites, les  personnes à protéger l’ont forgé et tel que l’ont confirmé les événements de sa vie. Les  praticiens sont souvent piégés par le récit biographique et se projettent dans le passé des  causes ou des événements au lieu d’accompagner maintenant le mouvement et les  émotions qui émergent, d’où qu’ils viennent, appelés par une image, un mot, un nom,  dans l’espace spatio-temporel de la relation actuelle.

Lors d’une supervision de groupe, Édith introduit son thème par la lassitude d’une qui devrait  soulager toute la misère du monde, murmurant « « ça ne va pas suffire » Elle a reçu Blanche deux  fois seulement et elle est écrasée par le poids de tout ce que Blanche rapporte, à commencer par  une tentative de suicide à 6 ans. Édith s’est vue couchée par terre, comme submergée par une vague dépressive venue de loin. Va-t-elle retourner dans l’enfance de Blanche pour effacer ses  malheurs. Non ! Dit-elle avec force pour ajouter mais j’en ai le fantasme.

La tâche est au-dessus de ses forces, l’appât puissant de l’incompétence et/ou de la culpabilité  qu’affectionnent de tendre les Sirènes l’a accrochée. « Les bras m’en tombent ». D’autant que  Blanche vient l’achever en disant j’ai besoin de vous. Édith n’en peut plus de ces appels à voler au  secours d’une personne qu’elle croit en perdition ou dans une détresse infinie, convaincue que  personne d’autre ici ne peut le faire. Fausse empathie qui enferme la praticienne et fait la litière  des sorties du cadre, dans ce cas particulier une bascule dans le passé de Blanche.

J’ai besoin de vous – voilà que cette phrase, reprise en supervision, permet de renverser  le mouvement. Blanche ne demande pas à être consolée, à trouver une mère, un père, une  famille d’accueil, une pleureuse, non, elle a besoin d’une professionnelle pour faire ce  qu’elle a à faire. Dans la détresse on a besoin de l’essentiel pour tenir le coup, pour  survivre, il n’est plus question de ménager les autres… Blanche est une personne brillante  et volontaire qui a beaucoup de ressources, elle est adulte, elle a tout traversé jusque-là,  est venu le temps de s’occuper de l’enfant meurtrie et résiliente.

Peut-être l’avalanche de souffrances dont elle a d’abord submergé Édith était-elle un  test pour vérifier si la praticienne qu’elle consultait était prête à rester à ses côtés dans la  traversée de la thérapie. Test posé par le pilote inconscient de sa destinée.

 

LES FONDAMENTAUX DU CADRE THÉRAPEUTIQUE 

Le cadre contractuel (ou explicite) et le cadre psychothérapique (ou implicite ou caché)  s’appuient l’un sur l’autre. Sans le cadre caché, la transgression du contrat serait à  considérer comme une infraction à sanctionner, dont il faudrait éviter la répétition,  comme dans le cadre de la loi ou d’un contrat commercial habituel. Mais le jeu du  consultant avec le contrat parle des aléas de son rendez-vous avec lui-même. Tout en  découle. Il choisit d’y aller ou pas, il recule, il arrête, il revient.

Les éléments constitutifs du cadre implicite sont une bulle temporo-spatiale (l’ici et  maintenant, un espace-temps enclos dans des limites précises) et une relation créée par  un double mouvement : celui du consultant, qui ignore ce qui rend sa démarche  incontournable, celui du praticien qui ignore où va le conduire cette rencontre. Ainsi  s’installe dans les limites posées une réalité originale qui n’obéit pas aux principes de la  réalité sociale habituelle et se rapproche de ceux du rêve quant au temps, à l’espace, aux  personnes. Des phénomènes qui n’ont pas vocation à se manifester habituellement  peuvent s’y exprimer, traduisant un état de conscience particulier aussi bien chez le  consultant que chez le praticien. Chez le premier on le repère à des phases d’absence, de  rupture du fil, à des mouvements régressifs voire des accès émotionnels, parfois explosifs.  Chez le praticien, la modification de l’état de conscience se traduit par un état flottant,  riche en sensations, en images, en manifestations corporelles, souvent qualifiées  d’intuitions.

Ces manifestations témoignent de l’efficacité du cadre implicite pour ouvrir les portes  du monde intérieur et accéder à l’inconscient. Trois brèves pour illustrer ces phénomènes.

 

VIGNETTES 5 et 6 : captations subliminales 

Cristobal (en individuel), Alexis (en groupe), praticiens ; 

Nicky et Nico leurs consultants 

Cristobal me dit, en cours de séance et sans que je voie le lien avec ce qui précédait, « tiens il  me revient qu’à la deuxième séance (ils en sont à la huitième) Nicky (sa consultante) m’a dit  qu’elle hait ses parents. Bizarrement je n’ai pas cherché à creuser l’information, ni alors ni  après. » Je lui demande ce qu’il ressent, « brut de décoffrage », quand il me rapporte ce fait.  Euh… on ne va pas plus loin ! dit-il. Il avait très bien perçu l’injonction (l’intention) cachée dans  le message sans se donner le temps de l’identifier et il y avait obéi, il n’a pas cherché à creuser.

Il ajoute, je lui ai dit la haine va toujours avec l’amour. Ça sent un peu trop son cliché, lui dis je en ajoutant que l’alliage en question ça fait de l’amour empoisonné. Il semble encaisser un  coup puis enchaîne sur cette femme, séduisante, qui cherche l’amour et n’a que des échecs, et  pourtant, dit-il, pour quelqu’un qui a faim (une expression pas très moralement correcte à l’heure  de #metoo)… L’autre jour en fin de séance elle me donne la main et la laisse glisser sur la  mienne… j’ai ressenti du dégoût. Il frissonne et se recule à cette sensation. Il sait ce qu’est le  poison dans l’amour.

Quand revient à Cristobal, en séance de supervision, le on n’approche pas ! de Nicky  je perçois qu’on est dans le présent. Quelque chose de difficile affleure que tente de  cacher son cliché puis ressort : le dégoût. La sensation du dégoût lui appartient, c’est lui  qui la ressent, comme lui appartient la « désirabilité » de Nicky mais elle est précieuse car  elle donne à Cristobal une idée de l’univers relationnel de Nicky. Il vient de vivre ce que  vivent les personnes dont cette femme désirable stimule le désir, un réflexe de retrait, ce  dont elle se plaint dans sa vie, ignorant que le scénario en est inscrit en elle.

Cristobal capte beaucoup de choses non dites mais il peine à les accueillir dans l’ici et  maintenant. Il perçoit sans en prendre conscience l’interdit posé sur la « haine » de Nicky  envers ses parents. Il y obéit sans se questionner. Quand j’évoque l’amour empoisonné, je  sens son ébranlement et il se permet alors de relier deux ressentis personnels, l’un  comment il se sent (se sentirait ?) attiré par cette femme et comment le contact de sa main  a fait monter une sensation de dégoût. Ce qui parle du monde intime de Nicky grâce à la  résonance (que certains nommeront contre-transfert) personnelle de Cristobal.3

Alexis vient au groupe de supervision avec une interrogation qui nous trouble : « la thérapie  peut-elle conduire mon consultant au suicide ? » Il s’inquiète pour Nico, le consultant qu’il n’a vu  encore que deux fois. Que veut-il dire ? Nico est-il suicidaire ? Pas du tout, il n’en exprime rien et  je ne le sens pas tel, dit Alexis. Ce qui l’amène au cabinet est un problème de relation amoureuse  décevante, une fois de plus, dit-il.

Alexis ne peut rien dire sur son inquiétude incongrue, elle est là dans sa tête, nue, sans  attaches. Mais quelque chose lui revient. Dès leur première rencontre, Nico a raconté une histoire  terrible : son grand-père a égorgé un de ses fils, c’est-à-dire un des oncles de Nico, un frère de sa  mère. Nous entendons le récit, une horreur nous traverse, nous bombardons Alexis de questions,  que s’est-il passé, pourquoi, comment ? Etc. Nous avons quitté Nico, nous avons plongé dans ce  passé, indifférents à ce qui a pu conduire Nico à amener cela dès ses premiers mots.

S’est-il passé la même chose entre Nico et Alexis, laissant la pensée mortelle se glisser  dans sa pensée et aboutir à cette image terrible, d’un consultant conduit au suicide par son  thérapeute parasité par une impulsion homicide. Certains suicides sont une mise à mort à  distance, l’aboutissement d’une pulsion meurtrière parcourant l’histoire familiale, une  pulsion homicide dormante qui un jour trouve le climat favorable à son accomplissement,  par exemple un travail entrepris avec un thérapeute.

L’exemple d’Alexis illustre de façon troublante comment une information chemine et  ce qu’elle produit. Le groupe est cueilli à froid par la question d’Alexis sur le danger de  suicide qu’il ferait courir à un consultant. Comme s’il portait ce danger en lui. Il  s’empresse de dire que rien n’en parle dans le discours de Nico. Et lui revient le récit de  cet événement familial dramatique d’un père infanticide, le grand-père de Nico.

Le groupe s’émeut, tout à coup on questionne, on suppute, on veut savoir. On oublie  comment le meurtre familial, dont tous les mythes regorgent, gardent cette puissance  hypnotisante sur nous. Et on oublie la question initiale d’Alexis qui parle de l’effet  immédiat du transfert faisant d’Alexis un des personnages de la mythologie familiale de  Nico. On oublie qu’après avoir été des proies nous sommes devenus de redoutables  prédateurs et que nous avons gardé les deux postures. Quel obscur cheminement dans nos  inconscients suit le fil qui va du grand-père de Nico à la question d’Alexis ?

Cristobal et Alexis nous montrent comment ce qui s’actualise dans le cadre implicite  est lié aux mouvements de l’inconscient. Là se situe le travail pour lequel le praticien est  payé. Le cadre implicite est invisible en tant que dispositif sur lequel le praticien  s’appuie pour se guider, être attentif aux phénomènes, accompagner le processus  thérapeutique malgré les obstacles. Invisible car il n’a pas à être explicité au consultant. Il  ne peut être nommé que quand l’inconscient se met à jour, pas avant. Sinon on est dans  l’interprétation, jamais très loin de la prise de pouvoir par les mots.

Si on parle de contre-transfert, il faudra le voir comme positif si Cristobal peut le mettre au service du 3 processus thérapeutique ou négatif si au, contraire il passe au service de la résistance.

 

VIGNETTE 7 : une crise de larmes 

Elvire, praticienne, Lise, consultante (en groupe) 

Comment puis-je l’accompagner avec mon histoire, demande Elvire à propos de Lise, sa  consultante à qui on vient de détecter un cancer du colon. Elvire est bouleversée par la nouvelle  qui la replonge dans son histoire familiale, tant de cancers, tant de folie, tant de morts. Contre  toute attente Lise accueille l’annonce dans la sérénité, c’est le printemps, une floraison dans sa  vie, dit Elvire et elle a du mal à l’accepter. Ça va trop vite pour Lise dit-elle, faut lever le pied. Et  elle part dans l’histoire de la naissance de Lise, elle connaît des protocoles de travail sur la venue  au monde. Voyant comment elle évite l’ici et maintenant je hasarde en quoi elle te menace dans sa  façon de vivre sa situation ? Silence. Et comme venue de nulle part explose une crise de larmes.  Je l’accueille d’un il se passe quelque chose, oui, dit-elle, c’est la perteLa perte… (je la sens  tenter de trouver une raison)…la perte de Lise, la peur de la perdre… L’explication vient trop  vite, je laisse voir mon doute, l’ébranlement émotionnel se poursuit… je propose peut-être la  perte, te séparer de… je pense furtivement à sa question initiale, la connexion se fait, la phrase se  déroule, le coup qui la frappe est bien la perspective de se séparer, de perdre l’attachement à son  roman familial.

Un phénomène imprévu vient témoigner qu’un processus se déroule, ici et maintenant,  dans la profondeur, en lien avec la relation thérapeutique. Il n’obéit pas à la logique du  raisonnement explicite, mais il fonctionne comme une phrase : un fil de sens reliant,  comme des mots, des phénomènes psycho-corporels, des images, des émotions, des  blancs, un silence. L’accueillir sans intention ni jugement est façon de laisser venir et se  dérouler le fil jusqu’à ce qu’apparaisse l’ensemble de la phrase ou, mieux dit, la totalité  d’une gestalt dont seule une partie s’est manifestée. C’est ce que permet le cadre implicite  de l’ici et maintenant installé dans la bulle.

 

DANS LICI ET MAINTENANT, UNE RELATION PARTICULIÈRE 

Le consultant entre dans le cabinet avec le mal-être, la souffrance, le poison qui  colorent ses relations avec autrui. Il le dit comme ça lui vient, il en ignore les sous couches et, bien qu’il ait, par définition, toute liberté de parole en ce lieu, son discours est  saturé d’entraves et d’interdits. Tout ce qui se déroule dans le cabinet, dans cette bulle de  temps, d’espace et de relation, tout ce qui s’y dit, s’y vit, s’y agit est lié à l’ici et  maintenant d’une rencontre entièrement traversée par la puissance du transfert-contre transfert. Tout est là. En l’oubliant, on risque de sortir du cadre implicite, comme un  chirurgien qui irait répondre au téléphone.

Le transfert-contre-transfert , phénomène puissant et totalement inconscient par 4 nature, modèle la relation entre le consultant et le psychothérapeute. Le consultant  projette sur le praticien les figures importantes de son histoire, lui proposant en quelque  sorte de prendre leur place. Le cadre implicite aide à percevoir les ressorts cachés des  relations du consultant. Ainsi la mère ou le père qu’il voit dans le praticien ne sont pas  seulement la mère idéale, bonne, le père attentif et protecteur, etc. comme certains  praticiens le pensent, mais tout autant la mère intrusive, possessive, dépressive, le père  violent, absent, infantile, c’est-à-dire les personnages importants de son roman familial.  Le récit de sa vie se réfère à ce roman, même à travers ce qu’il croit être d’authentiques  souvenirs. Le roman est la version officielle de son histoire, dictée par/ écrite pour les

Si le transfert est une notion assez claire, le contre-transfert est un terme équivoque, comme s’il 4 s’agissait d’un phénomène réactionnel, opposé au transfert. Il serait plus juste de parler de résonance comme deux émetteurs-récepteurs qui entrent en résonance, figures tutélaires écrasantes de son monde caché. C’est à ceux-là qu’il veut désespérément  rester loyal (à son insu total) parce que ce sont ses parents.

En même temps qu’on entend le premier degré de ce qui se vit ici, on doit rester ouvert  aux courants souterrains. C’est à la lumière du postulat de l’ici et maintenant relationnel  que tout doit être entendu. Entendu, pas forcément, explicité, expliqué, asséné. Là se  dévoile le caché, le non-dit, le tu, l’interdit de séjour dans la conscience. Rester disponible  à l’autre scène, la scène où ça travaille, où se vit le danger, la terreur, où s’ancrent les  forces aliénantes comme libératrices qui déterminent la personne, voilà ce qui définit  l’écoute psychothérapique.

 

VIGNETTE : un ménage à trois 

Personnages : Ginou la praticienne, Fanny la consultante, supervision individuelle À peine ouverte la porte du cabinet, Ginou sent quelque chose basculer en elle. Elle ne l’avait  pas perçu au téléphone quand Fanny lui a demandé un rendez-vous, mais dès qu’elle la voit tout  revient : elle a reçu Fanny et son compagnon en thérapie de couple quelques années avant. Et elle  reçoit comme une claque ce qu’elle a alors ressenti, l’insupportable. Elle répètera le mot à  plusieurs reprises. Cet homme intraitable, dominant, arrogant, qu’elle trouve maltraitant, voire  sadique, avec sa compagne, cet homme, c’est tout ce que je n’aime pas chez un homme, dit-elle. Fanny explique sa démarche : « il paraît que c’est moi le problème, mon mari l’a dit, il a dit  que je dois faire un travail sur moi. C’est pour ça que je viens. » Sans prendre le temps de savoir  ce que le ça de Fanny peut signifier pour elle-même, Ginou lui dit qu’elle ne la croit pas :  thérapeute, elle sait c’est pour elle-même qu’elle vient.

Mais ça est-ce faire comme son mari dit, lui obéir et lui complaire, ou pour entendre c’est lui  le méchant, et, un pas de plus, pour entendre faisons alliance contre lui, quand on est venus vous  voir j’ai bien vu que vous le trouviez insupportable. Ou vient-elle pour changer de maître moi je  suis prête à vous obéir à vous, etc. Le message sous-jacent pourrait être : je me soumets à qui veut  bien de moi, j’obéis à qui m’aime quelle que soit la façon dont il l’aime. 

Toutes les options sont ouvertes, à condition de ne pas s’en tenir à son discours. Mais Ginou la  devance et Fanny ne peut dérouler l’écheveau complexe de son âme, sait-elle seulement ce que  serait prendre soin d’elle-même. Ginou a dit sa vérité sans attendre celle de Fanny.

En supervision, elle explique que, séance après séance, Fanny déroule sa plainte et ses pleurs,  oh mon mari, il me maltraite, il n’est pas gentil, il est trop dur avec moi. Pour elle, le problème  c’est lui, Ginou ne peut s’empêcher de penser de même, les mots se pressent dans sa gorge, mais  quitte-le, fous-le dehors, elle ne peut pas le dire, elle est thérapeute, ça ne serait pas bien. Alors, je  me tais, dit-elle. Mais la pensée est là, taraudante, que si Fanny le quittait le problème serait réglé,  et contredit en sourdine ses mots d’accueil prétendant qu’elle sait que Fanny vient pour elle

même. Elle a quitté l’espace thérapeutique pour l’espace conjugal ou un autre espace  professionnel. Les mots qu’elle retient dans sa gorge sont plutôt ceux d’une avocate qui  conseillerait de partir avant qu’il soit trop tard. Ou d’une copine consolatrice, énervée de  supporter les plaintes et les larmes de son amie et de lui avoir déjà dit cinquante fois de le quitter.  Sans résultat. Ou d’un comportementaliste voici la procédure à suivre pour prendre la décision…  

Elle dit ne pas croire les mots (le texte) d’introduction de Fanny, mais elle obéit à une des  injonctions cachées du discours de Fanny, peut-être en écho à quelque chose venu de sa propre  profondeur. Elle ne voit pas que Fanny, à son insu, tente d’installer avec elle, du fait du transfert,  une relation identique à celle qu’elle entretient avec son mari et qu’en toute bonne foi, Ginou  entre en rivalité avec lui. Elles ont réussi à créer un ménage à trois et l’ombre du compagnon  occupe l’espace du cabinet. Quand Ginou avance à demi-mot qu’elle pourrait le quitter, Fanny se  récrie, mais je l’aime il sait être si gentil faut pas croire ! Ginou se retient de crier sa colère contre  lui et contre Fanny, elle lutte contre ces pensées et la violence qui les sous-tend. Elle ne voudrait  pas y céder, l’image qu’elle y voit d’elle ne lui plaît pas. Elle n’est plus là, sortie du cadre non  seulement de l’ici mais aussi du maintenant, basculée dans son passé. Fanny se retrouve seule. Je  lui en fais la remarque. Subrepticement s’est mis en place le cadre implicite de la supervision. Ginou est prise dans un  processus personnel qui l’entraîne loin dans son histoire. Elle dit d’un air malheureux mais je ne  peux quand même pas lui dire ça. Ça, c’est-à-dire ? On est en supervision, elle y est pour voir plus  clair et moi pour l’accompagner jusqu’où elle est prête à aller pour dénouer le noeud de vipères.  Je sens les mouvements qui s’affrontent en elle, elle recule instinctivement, je vois passer dans ses  yeux une onde de terreur fugace, des scènes de guerre, de la fureur et une sorte d’excitation  trouble. J’entends l’écho répercuté en elle de l’insupportable si intensément éprouvé quand elle  voyait le couple se déchirer, revenu quand Fanny entre dans son cabinet, puis quand elle se perd  dans la plainte et les pleurs. L’ombre du mari résonne-t-elle avec une ombre similaire chez  Ginou ? Clairement, en ce moment il s’agit de l’horreur remontée de son passé, des noeuds de  souffrance si anciennement présents dans sa vie, causes d’échecs répétitifs dans sa vie  sentimentale, affective, relationnelle. On en a souvent parlé. Va-t-elle pouvoir de nouveau y  travailler grâce à/ pour/ avec Fanny ? Pour l’heure, elle se trouve loin de Fanny, loin de la  thérapeute. Moment délicat en supervision quand, sans en sortir, on côtoie la psychothérapie.

Ginou a cru à l’arrivée de Fanny refuser le rôle qu’elle lui proposait, sans voir qu’elle  l’endossait aussitôt, prise dans un point aveugle. Elle entre dans une situation identique à celle  dont Fanny se plaint et elle s’en plaint : je me demande pourquoi je les ai acceptés. Dès que j’ai  reçu le couple ça a été insupportable, et finalement je n’ai pas continué. Et pourquoi, quand j’ai  compris que cette Fanny c’était cette femme et son mari cet homme, j’ai continué.  

Le discours initial de Fanny a servi d’appât. Quand Fanny parle de son mari elle établit  avec Ginou une relation dont aucune ne voit les ressorts.. S’en tenant aux mots, Ginou  sort du cadre, de sa place de thérapeute, non pas parce qu’elle veut lui expliquer ce qu’est  une thérapie mais parce que, ce faisant, elle ne prend pas garde à ce qui la meut elle-même, qu’elle prend la place du mari, l’introduit dans le cabinet et fait de Fanny leur  objet.

Effet classique de l’ambivalence du transfert qui dirait « je fais de toi le partenaire de  mes relations toxiques en même temps que la personne qui peut m’aider à m’en libérer ».  Si elle continue le travail engagé avec Fanny, peut-être va-t-elle déjouer le piège.

Un mois après cette supervision, on se revoit. Ginou a revu Fanny trois fois depuis.  Elle a donc continué. Surprise, dit Ginou les deux fois suivant la supervision il n’a pas été  fait mention du mari. Quelque chose a dû se poser chez moi, j’ai pu accueillir tout ce qui  se passait. Je me demande si elle ne m’a pas protégée de … de ma maltraitance envers  elle. Phrase forte et lucide. Comme souvent après un travail intense en supervision ça a  bougé et la séance suivant la supervision s’engage dans un climat différent. Quand Ginou  a compris qu’elle était sortie du cadre psychothérapique, c’est-à-dire du cadre implicite,  elle a pu le réintégrer, en comprendre les ressorts cachés et peut-être y accueillir Fanny  sans a priori ni jugement. L’hypothèse est que ce travail a fait disparaître le mari du  cabinet où Ginou l’avait invité pour un bras de fer, pour savoir qui dominerait Fanny et la  maltraiterait…

Ce que dit le consultant, même quand il parle du passé, de l’extérieur, de ses autres  relations, quel que soit le langage utilisé, les mots, la musique et ses dissonances, les  émotions, les tremblements, les moments d’apnée, tout ce qui tente d’échapper aux  systèmes de contrôle qui verrouillent le corps et la pensée, les gestes faits machinalement,  une absence, une ombre d’effroi dans le regard, tout vient se projeter dans cet espace  temporo-spatial pour mettre à jour l’écheveau relationnel dans lequel le consultant est pris  et dont il n’est pas maître. C’est la magie du cadre caché de le rendre visible. Au praticien  d’entendre et d’accueillir et pour cela de se retenir de comprendre ou d’expliquer.

 

DANS L’ICI ET MAINTENANT, DES ENCHAÎNEMENTS QUI SE RÉPÈTENT

Certains praticiens sont surpris par des comportements qu’ils trouvent peu logiques :  un tel vient pour changer et se répètent les situations dont il se plaint. Celle-ci ne cesse de  quitter un homme violent pour en retrouver un autre, qui s’avère très vite identique. Un  jeune homme ne cesse d’enchaîner les formations et, malgré ses capacités, il ne va jamais  au bout. Une telle se plaint rageusement de ses parents intrusifs et se trouve régulièrement  dans une situation telle qu’ils doivent voler à son secours. Où est la logique de la  répétition ?

L’insistance des situations de souffrance à se répéter est-elle seulement l’effet de la  malchance, du karma ? Répond-elle à une de sorte de mécanismes intérieurs de la  personne qui serviraient d’adaptation, de protection voire d’expression d’un besoin ?  S’agit-il de la moins mauvaise façon de s’adapter à une situation et telle que la personne  puisse en supporter le coût en termes de souffrance.

Ces mécanismes psychiques toujours présents sont constitutifs de la version officielle  qui régit leur vie, leur roman. Le transfert a pour effet majeur de reproduire  immanquablement dans la thérapie les relations dont le consultant souffre dans sa vie. Si  le praticien reste collé au récit, croyant qu’il ne parle que de la vie quotidienne ou passée  du consultant, il risque de ne pas voir qu’il endosse, bon gré mal gré, un des rôles de la  relation toxique et qu’elle se répète avec lui. Le cadre implicite dévoile ici l’inconscient  presque à livre ouvert.

Si Ginou peut voir comment elle endosse le rôle du mari que le scénario lui assigne et  s’en décaler, elle déstabilise subtilement l’équilibre, précaire et coûteux, que ce type de  relation assure à Fanny. Le porte-à-faux n’est vivable pour Fanny que parce que Ginou  représente un autre personnage du transfert, celui sur qui s’appuie le mouvement qui a  conduit Fanny en thérapie.

Ce jeu déroutant traduit l’ambivalence du consultant entre la tentation de faire sortir  les praticiens du cadre pour préserver le statu quo et celle de se laisser porter par la  dynamique du changement.

 

DANS L’ICI ET MAINTENANT, DES PASSIONS AMBIVALENTES 

Si le consultant n’était pas pris devant le changement entre son désir et sa peur, il  aurait changé par lui-même et n’aurait pas eu besoin de venir voir un tiers. Nous avons  aussi été consultants. Nous savons notre ambivalence, les pieds qui traînent, l’envie  d’arrêter, la nuit de nouveau après une éclaircie. L’ambivalence est reliée à des ressorts  profonds de l’être qui dessinent un double mouvement. D’une part, un mouvement fait  entreprendre la démarche qui tend à l’émancipation, à la libération des entraves – le  processus d’individuation pour Jung, la tendance actualisante pour Rogers, la recherche  du joint du sentiment le plus intime de la vie pour Lacan, le Wo Es war soll Ich werden de  Freud, etc. Cette poussée leur fait créditer le praticien du pouvoir d’opérer les  changements profonds dont ils vont prendre conscience au cours de la thérapie.

D’autre part, s’y opposant autant qu’il peut, nous connaissons le mouvement qualifié  de résistance, de défense. Il est lui-même double : d’une part il réactive les défenses mises  en place très tôt pour assurer la survie, d’autre part il relaie la dynamique des loyautés aux  liens parentaux ainsi qu’à la mythologie familiale, préservant les liens au groupe, quels  qu’ils soient. Ce système complexe et puissant d’adaptation représente tout ce à quoi le  consultant, qui ne le sait pas encore, devra renoncer.

Qu’il s’oppose, contestant les exercices, ou qu’il se soumette, les faisant par pure  complaisance il propose une relation de pouvoir. A voir si le praticien va prendre. Une  séance semble avoir fait franchir une étape et, la fois suivante, rien ne va plus, tout est  oublié. Ça ronronne, ça ne bouge pas, faut-il continuer ? Ces tentatives de neutraliser le  praticien, de le mettre en difficulté échappent à la volonté du consultant et parlent autant  de résistance que de protection.

L’ambivalence joue sur les deux tableaux. Etre la personne importante dans une  relation, être confrontée à sa valeur comme être humain est peut-être ce qui est le plus  confrontant et le plus difficile à vivre pour le consultant. Pas facile d’accepter d’être une  personne de valeur, qui a droit à soi-même quand on s’est pensé de toujours le malaimé,  l’invisible, le loser qui ne recevrait de valeur que d’apparaître ainsi. À qui doit rester  fidèle au malheur et aux personnes qui y sont liées le bonheur est parfois une insulte ou  un parjure. Déchiré entre l’importance qu’il se donne en venant en thérapie et la peur de  perdre les relations primordiales de l’enfant qu’il a été, le consultant est dans la confusion  et y plonge le praticien car l’attachement et la loyauté se cachent derrière un discours de  plainte, de ressentiment contre les parents, leur dureté, leur négligence, leurs coups.

Il est tentant de détourner l’attention du psychothérapeute en touchant ses points  sensibles pour qu’il s’intéresse à quelqu’un d’autre, qu’il bascule dans sa propre  souffrance et ne puisse entendre l’ambivalence faite de l’attachement viscéral aux parents  et à leur amour, même empoisonné et tordu, et de l’amour de soi tendu vers  l’individuation mais toujours suspect de trahison. Quand le consultant parle de ses parents  et de lui-même, il est toujours dans cette ambivalence, amour et trahison. C’est à résoudre  cette quadrature du lien que le praticien l’accompagne.

 

DANS LICI ET MAINTENANT LA NEUTRALITÉ BIENVEILLANTE 

Dans ce contexte, ce qui depuis Freud est appelé neutralité bienveillante est un allié  précieux du praticien. La méconnaissance du cadre implicite rend parfois difficile de  comprendre le concept car elle empêche de voir l’ambivalence et de quel côté se portent  la neutralité comme la bienveillance.

Il s’agit de ne pas prendre parti, ne pas s’identifier, ne pas se précipiter, ne pas chercher  l’alliance (comme certains disent) tout en restant bienveillant. Être bienveillant c’est  tolérer l’ambivalence, c’est être patient vis-à-vis du consultant qui « résiste » et confiant  dans la partie qui a relevé le défi majeur de changer sa vie au risque d’être déloyal et  traître. Être neutre et bienveillant, c’est être bienveillant d’abord envers la personne qui  entreprend ce chemin difficile, bienveillant au processus thérapeutique, quitte parfois à  être moins conciliant avec le personnage et pas dupe des fausses pistes ni de ce que  chantent les Sirènes. Pas toujours facile. L’alliance repose sur une confiance profonde  dans les ressources de la personne, au-delà de la sympathie ou de la bonne entente. Bien  des praticiens ont cru avoir établi une alliance avec leur consultant pour s’apercevoir,  mais un peu tard, qu’ils étaient plutôt dans une compromission, un arrangement. On l’a  vu avec Noël et Toussaint. Certains oublient parfois le défi crucial que représente pour leurs consultants la  perspective de changements et de remaniements profonds dans leur vie autant qu’ils  oublient les ressources dont ils disposent pour y parvenir. Elles leur ont permis de  traverser tant d’épreuves jusqu’au jour de leur rencontre qu’il importe de les en créditer à  l’avance, pour le jour où ils y auront accès. Ils viennent de loin, mais ils ont pu arriver  jusqu’ici. Va-t-on les renvoyer dans ce passé et les réduire à l’enfant impuissant ?

 

LES SORTIES DU CADRE IMPLICITE (OU CACHÉ) 

  LA MÉTAPHORE D’ULYSSE

Le voyage d’Ulysse est apparu dans d’autres Leçons comme une métaphore de  l’entreprise psychothérapique. La métaphore a ses limites mais elle permet d’éclairer  certains aspects du cadre implicite. Le praticien est à la fois les marins et Ulysse. Les  marins, prêts à répondre au chant des Sirènes et à quitter le navire, à sortir du cadre, il faut  les empêcher d’entendre le chant, qu’ils puissent fournir l’énergie du mouvement. Quant  à Ulysse, il doit entendre le chant pour garder conscience du danger, rester à sa place et  diriger la manœuvre.

Les Sirènes de la mythologie ne tendent pas leur piège pour le plaisir ou par  méchanceté. Suite à de graves transgressions de leurs ancêtres, elles n’ont d’autre choix  que de se conduire ainsi. Si elles y manquent elles périssent. Pas plus qu’elles, le  consultant n’est fautif du piège tendu au thérapeute. Il le fait pour rester en vie et obéir à  ses mythes, recourant aux moyens que son instinct trouve pour neutraliser celui qui  menace sa construction et ses ancêtres et le détourner du projet pour lequel il a lui-même  embarqué – arriver chez lui – ce qu’il craint autant qu’il le désire. Ulysse est absent de  chez lui depuis dix ans, nos consultants depuis bien plus longtemps. Il n’y a pas de  manipulation consciente, même si le praticien et a fortiori les partenaires du consultant le  perçoivent ainsi. Le thérapeute éjecté, plus de risque d’affronter les démons , les 5 séparations, l’inconnu. Le cycle des répétitions et des plaintes peut reprendre.

Chacun a ses points aveugles, ses lignes de faille enfouies susceptibles, si la Sirène  chante la bonne mélodie, de l’entraîner hors du cadre thérapeutique.  Noël et Véra se sont laissé séduire par la vie et les activités sociales de Toussaint et  d’Amandine. Ginou est emportée par un raz-de-marée passionnel, l’insupportable, la colère,  Cristobal ressent un interdit de penser puis du dégoût, Edith est écrasée par le poids des épreuves  contées par Blanche, Arielle (cf. Infra) est emportée par un mot savant dans un cours magistral et  Alice (idem) par l’urgence de comprendre à tout prix.

L’histoire d’Ulysse illustre un mécanisme très habituel de sortie du cadre qui résulte  de l’action conjointe et inconsciente des deux protagonistes. Mais parfois, souvent, le  praticien s’éjecte de lui-même à la première occasion, pris dans ce que j’appelle un auto piège comme s’il craignait un accident et qu’il actionnait un airbag.

LES SORTIES DU CADRE 

Les sorties du cadre implicite sont d’autant plus fréquentes qu’elles sont rarement  perçues comme telles. Quelle qu’en soit la forme, toute sortie est d’abord une sortie de la  relation actuelle. Le praticien peut aller dans le passé ou au-dehors, s’il continue d’être au  contact de la relation actuelle, il reste à sa place.

La sortie porte en général sur plusieurs éléments du cadre en même temps. Parfois on  peut repérer la caractéristique du cadre implicite oubliée, méconnue ou transgressée. On  l’a vu avec Véra (vignette n°2) ou Ginou (vignette n°7) quand la praticienne sort de l’ici  pour aller dans l’espace conjugal ou social du consultant ou, inversement, quand elle y  introduit une des personnes de l’extérieur, reléguant à l’écart la personne venue à son rendez-vous. Situation fréquente car le consultant s’accompagne des personnes avec qui il  vit une relation douloureuse ou veut emmener le praticien dans son quotidien difficile. La sortie du cadre temporel est très fréquente. Elle est liée à la sensibilité du praticien à  certains appels comme, grand classique, le chant sirénien psalmodiant la souffrance  enfantine est un grand classique. Quand la consultante parle des abus subis pendant  l’enfance, la mère mal-aimante, le père violent, le praticien, bouleversé par le  récit ,voudrait consoler l’enfant traumatisé, réparer ses blessures, lui montrer qu’il sait ce  que c’est. Emporté émotionnellement dans l’enfance de sa consultante, revivant peut-être  la trouble et intense souffrance victimaire, il est sorti du cadre. Belle tentative pour éviter  peut-être de se séparer lui aussi de sa propre enfance. On l’a vu avec Alice et Édith  (vignettes n° 3 et 4).

Le poète sait de quoi il retourne en vrai : « nos terreurs sont des dragons qui gardent nos trésors les plus 5 précieux. » (R.M. Rilke).

Les Sirènes savent jouer aussi des mots pour titiller l’intellect des gens instruits et les  emporter hors de… maintenant.

 

VIGNETTE n°9 le piège du savoir académique 

Arielle, praticienne, Noémie, la consultante ; groupe 

Dans un groupe de supervision Arielle, entrant lentement dans un espace intérieur régressif à  partir du travail qu’elle fait avec Noémie, prononce le mot d’archaïque. Une seconde et le mental  reprend la main : Arielle se met à exposer ce que Noémie a pu vivre nourrisson. Le mot  d’archaïque qui lui est venu à l’esprit a fait surgir les théories sur le développement de l’enfant, de  ses pulsions. Elle bascule dans le passé, tente de trouver la cause du mal-être, se met à expliquer, à  tresser les hypothèses savantes. On a perdu Noémie alors qu’il s’agit ici et maintenant d’être en  contact avec cet espace, certes archaïque, mais toujours présent et actif dans les sous-sols de sa  conscience.

C’est un travail dans l’ici et maintenant qui s’effectue et non pas dans le passé  historique recomposé de Noémie, mais pour les psys, c’est bien connu, tout s’explique par  l’enfance malheureuse aussi sûrement que pour les neurosciences c’est affaire de  neurones et de réseaux informatiques. Peu de praticiens résistent au réflexe de chercher  les causes venues de l’enfance pour expliquer le présent, peut-être pour masquer  l’angoisse, la souffrance, l’incompréhension que le consultant suscite. Partis dans  l’enfance, ils basculent dans le savoir et/ou l’impuissance (cf. Vignette n°4, Édith).

COMMENT SÉJECTER SOIMÊME DU FAUTEUIL 

Certains praticiens n’ont pas besoin d’entendre chanter les Sirènes pour sortir du cadre  ou l’oublier, ils y vont d’eux-mêmes. Un thérapeute nomme cela mon travers, il se  connaît et il a du mal à s’empêcher d’aller où le mène cette propension forte à vouloir  pour l’autre, vouloir comprendre, expliquer, sauver, réparer, juger, se juger, etc. C’est  toujours, en toute bonne foi et en parfaite inconscience, un piège que le praticien se tend à  lui-même en permanence, amorcé de tout temps, prêt à se déclencher dès que se présente  l’occasion d’agir. Il ne s’y voit pas tomber… puisque c’est pour le bien de l’autre.

Se laisser hypnotiser par le récit … 

Le consultant donne des informations sur son histoire, ses raisons de venir, le praticien  croit qu’elle sont importantes pour la suite mais on surestime toujours la vérité  biographique du récit porté par le consultant, l’expérience de la psychothérapie le  confirme chaque jour. La mémoire est un outil peu fiable quand il s’agit de sa propre  histoire : elle est au service des croyances, elle a aidé à bâtir le roman explicatif qui sert à 6 vivre le moins mal possible. Le consultant y croit et nous sommes prêts à y croire, contre  toute logique puisque, par sa démarche, il entreprend un travail qui va l’amener à  déconstruire le mythe mémoriel.

Le récit est un piège puissant pour faire sortir le praticien du cadre, on l’a vu à  plusieurs reprises (cf. Noël, Cristobal, Alexis, Ginou). Il est moins important pour les  informations que pour les mots qui viennent, le langage non-verbal qui les accompagne et  ce qu’il induit chez le praticien. Il dit beaucoup à condition de ne pas le prendre pour un  récit mais pour un discours qui prend place dans l’ici et maintenant d’une relation. Il est  précieux pour ce qu’il laisse voir des forces qui dirigent et organisent la vie de la  personne. L’immersion dans la bulle et le phénomène du transfert-contre-transfert  mobilisent si bien ces forces, transformant la bulle en chaudron, que le récit devient le  vecteur d’émotions et d’intentions intimement liées au roman personnel et familial et  destinées au praticien.

Quand le consultant parle des mauvais traitements subis pendant son enfance, que dit-il au praticien ? Cherche-t-il (je suis un enfant, une victime on m’a fait du mal) à désarmer  son agressivité ou (je n’ai jamais été aimée) à l’inciter à le consoler, à le plaindre, ou  (chaque fois c’est pareil, je rencontre un homme-une femme, et il/elle est violent,  maltraitant/e, volage) à le chatouiller là où il serait justicier ou… pervers ? Ici et  maintenant à qui parle le consultant ? À un personnage de son histoire, réel ou  imaginaire ? À quelqu’un qu’on paie pour suturer les âmes décousues le temps que l’âme  accède à ses ressources pour se réparer elle-même ? Sorti du cadre, hypnotisé par un récit  dramatique, privant le consultant de son écoute, le praticien serait en peine d’y réfléchir.

6 Aragon a intitulé Le Mentir-vrai une nouvelle où il évoque son enfance…

Ce qui rend le praticien si hammeçonnable par le récit c’est sa croyance qu’il doit  comprendre tout, bâtir une cohérence, trouver des raisons et surtout des causes. Pour lui  ou pour son consultant ?

Comprendre ou percevoir ?  

Comprendre, expliquer, juger … le trio infernal, comme le nomme une praticienne,  menacent constamment le thérapeute. Ils sont pavés, comme tout enfer, des meilleures  intentions.

L’homo sapiens renonce difficilement à comprendre et à expliquer. Le consultant tient  à expliquer le pourquoi et le comment, il veut être sûr que le praticien le comprend bien.  Louable intention. Mais à l’énergie qu’il y met on peut le soupçonner de vouloir contrôler  la pensée du praticien et l’empêcher d’entendre autre chose que la version officielle.  Nous avons tous un petit Poutine dans la tête.

Le praticien quant à lui s’épuise à vouloir suivre, comprendre. Désorienté, perdu,  promené en tous sens, il court après un point de repère, comme s’il perdait tout ancrage. Il  tente désespérément de trouver le fil, d’ordonner le chaos, d’apporter des réponses et plus  ça va plus il se perd. Voulant garder le contrôle il ne se voit pas sortir du cadre. Il pense  répondre au besoin du consultant de comprendre et s’adresse à son mental. Ce faisant il  les éloigne tous les deux du mouvement qui a produit leur rencontre et dont les  déterminants leur échappent, à l’un comme à l’autre. Ce qu’on nomme l’alliance se fait  avec le mouvement, pas avec le mental.

 

Vouloir comprendre, expliquer sont des défis hasardeux car qui peut savoir ce que fut  le passé et qui peut savoir ce que vit réellement l’autre. Défi hasardeux que de prendre le 7 risque d’être celui qui sait et défi pas tout à fait innocent. Chercher à expliquer, avec la  meilleure volonté possible, n’est-ce pas tenter de pénétrer les défenses du consultant,  limite intrusion, même s’il a assuré vouloir qu’on lui explique. Au mieux il se défendra,  au pire il approuvera et même remerciera, pour se plier à notre pouvoir et se faire aimer  enfin. Le praticien qui se met en position d’être celui qui sait apporte du pain bénit pour le  consultant qui s’est toujours posé en opposition autant que pour celui qui a toujours voulu  être le bon élève ou le benêt. Et vogue la complicité.

Le cadre invisible évite de se précipiter sur le récit du consultant, de le prendre au pied  de la lettre, de lui répondre là où il oblige presque le praticien à dire, faire, penser quelque  chose, et surtout comprendre et lui expliquer, mettant sa pensée sous pression. Pour se  garder des réponses clés en main issues des manuels comme des interprétations  dévitalisantes, la référence au cadre implicite est bienvenue. Elle oblige le praticien à  rester attentif à l’expression corporelle : le corps est par nature dans l’ici et maintenant  même s’il est activé ou réveillé par le rappel d’un fait ancien. Les mouvements  inconscients du consultant s’actualisent dans le cabinet et on peut les accompagner, les  faciliter, et mettre en veilleuse notre prétention à y comprendre quelque chose.

Chercher le sens ou le sens ? Le sens qui nourrit le mental ou le sens qui parle de  direction ? L’expérience enseigne que le sens est à prendre au sens moteur : dans quel  sens, quelle direction va le mouvement vivant. Est-il arrêté, figé, tourne-t-il comme l’âne  tirant la noria, repasse-t-il toujours dans les même ornières ? On dit que le corps ne ment  pas mais il trahit. Il colle aux croyances et aux schémas pulsionnels de la personne et leur  obéit si aveuglément qu’il les trahit en les rendant visibles dans la bulle. Il traduit et trahit  en temps réel ce que dit le consultant. Manifestant la terreur ou la sidération sans que le  présent les justifie, il témoigne de leur poids dans la réalité intérieure du consultant ou au  contraire, tandis que le récit s’enfonce dans la négativité, il le contredit en se montrant  vivant, chaud, agité.

« On ne sait jamais ce que nous réserve le passé » F. Sagan. Une phrase particulièrement pertinente. 7

 

VIGNETTE n°10 voir les mains 

Innocent, praticien, Colin, consultant, groupe 

Innocent explique, à propos du travail qu’il fait avec Colin, qu’il ne cherche pas à être guidant  avec lui. Le serait-il ? Ce disant, il tient ses mains serrées, les bras tendus en avant comme un qui  tiendrait les rênes d’un cheval. J’attire son attention sur ses mains, sans un mot de plus. Elles  tiennent… une corde… pour diriger, murmure-t-il comme à contre-coeur.

Ses paroles disent son intention compréhensive et attentive, ses mains trahissent une  tendance profonde en lui à diriger, que son consultant va se faire un plaisir d’activer, pour  s’y opposer ou s’y soumettre et piéger Innocent en l’emmenant là il ne veut pas être.

Faut faire quelque chose ! 

Les Sirènes ont toujours privilégié les chants compassionnels ou séducteurs à tonalité  hypnotique pour amener le praticien à sortir lui-même du cadre. Parfois compassion et  séduction sont tellement à l’affût chez le praticien qu’elles s’activent dès que pointe le  sentiment d’une urgence à faire quelque chose, conseiller, sauver, empêcher le suicide,  câliner, médicaliser, etc. Prendre la direction des opérations aboutit parfois à endosser un  des rôles du scénario du consultant, remplacer la personne défaillante dont il se plaint,  sauter dans le réel extérieur (cf. le ménage à trois de Ginou). Au risque même, parfois, de  porter préjudice à un tiers.

Quand l’urgence à faire prend la pensée en otage, il est urgent de prendre son temps.  Plus que jamais, revenir à l’ici et maintenant – quelle est l’urgence réelle, le danger réel  ici et maintenant dans mon cabinet. À une praticienne sommée par son démon intérieur de  voler au secours de sa consultante désespérée et m’interpelant d’un « tu comprends, elle  se noie, faut faire quelque chose », je demande « il y a donc une piscine dans ton  cabinet ? » Retour à l’ici et maintenant.

Certaines situations produisent des auto-jugements apparemment cohérents. Dépassé  par la situation, le praticien resserre le noeud par le biais d’un auto-piège : il s’invalide en  se traitant in petto d’illégitime, d’incompétent, d’imposteur, en s’offrant au passage le  petit plaisir masochiste de l’auto-dévalorisation offert sur un plateau par la situation.

La question est honorable mais elle mérite comme tout ce qui survient ici d’être  considérée à la lumière du cadre caché. Vient-elle résonner avec le roman personnel du  praticien et le doute profond sur sa valeur et sa légitimité qui en constitue un des piliers ?  En quoi cette résonance, qui rend le praticien « hameçonnable » par la sirène, fait-elle  écho à l’ambivalence du consultant à aller plus avant, les rendant complices d’une sortie  du cadre, par la peur, voire la terreur d’être confrontés, l’un et l’autre, à leur valeur  intrinsèque ? Si le praticien accueille son auto-jugement au premier degré, en y croyant,  une fois de plus, il s’éjecte lui-même de sa place sans se soucier de laisser son consultant  tout seul.

Parfois le thérapeute transforme le piège dans lequel il est pris en une interrogation  professionnelle technique : que dois-je faire maintenant, quel geste, quel protocole ? Ça  ne peut pas attendre, il y a urgence – et nous retrouvons urgence et faire, les grands  anesthésiants de la liberté de penser dans la bulle. C’est parfois en fin de supervision,  après une longue exploration de la situation, que le praticien susurre au superviseur (sur  l’air de cause toujours mon coco) « et alors, qu’est-ce que je fais maintenant ? »

Partager ce qu’on ressent prend souvent l’apparence d’un geste technique qu’on a  appris et qu’on a vu faire. Le geste cache l’auto-piège quand il répond au désarroi du  praticien qui se demande quoi faire, quoi dire et se raccroche au mantra « partage ce que  tu ressens ». La bonne idée risque fort de répondre à l’urgence d’éviter le vide, le silence,  la vacance et les espaces ainsi rendus accessibles. Partager peut-il être anodin ? Le  praticien est un personnage dont on sous-estime l’importance aux yeux du consultant. On  évalue mal l’impact de ses mots et l’incertitude sur ses intentions. Partager un ressenti  intime peut frôler l’intention intrusive voire incestuelle pour des personnes que la vie a  habituées à des gestes ambigus de la part des figures parentales.

L’urgence reste en toute circonstance, dans ce lieu, dans ce moment, de retrouver une  présence attentive, de ramener le silence dans l’agitation intérieure. Il est urgent  d’accueillir ce qu’on ressent, non pour le partager systématiquement mais pour laisser  venir le reste de la phrase – langagière, psychomotrice, organique. Le ressenti qui nous  vient est peut-être le premier mot d’une phrase encore inconnue, d’une gestalt émergeant  de l’inconscient. En l’accueillant et en le laissant retentir en nous, va peut-être se dérouler  le fil que commence à tirer quelque chose du consultant qui tente de se dire de lui à lui et  qui ne peut se faire qu’en empruntant notre canal. L’important est de s’assurer que le  canal est bien perméable, dégagé autant que possible de nos attentes, nos projections, nos  intentions, de notre désir de contrôler voire de dominer, pour que le reste advienne.

Ce qui signifie en clair que le partage reste dans le cadre thérapeutique quand il est net  de toute intention (faire parler, orienter) et qu’il ne vient pas soigner l’angoisse du  praticien de ne pas savoir quoi faire, de se sentir démuni, impuissant, sauf à se dire  démuni, impuissant, sans y mettre aucune nuance personnelle, car cela ne parle pas de lui.

Le silence et le vide restent les instruments les plus subtils et les plus puissants du  psychothérapeute. Instruments exigeants qui ne peuvent s’approcher que par la pratique.

 

Les signaux inopportuns  

La rencontre avec les consultants produit inévitablement des mouvements en nous, ce  qui s’appelle le contre-transfert. Être submergé par des émotions, des souvenirs, des  images qui prennent le contrôle, comme par un effet miroir, sont des effets de la rencontre  entre l’inconscient du praticien et celui du consultant. On en a parlé abondamment  jusqu’ici.

Ces points échappent à la conscience et à la volonté. Les empêcher de vibrer, de se  manifester serait se couper du vivant en soi. Le lièvre sait qu’il est pris au piège quand le  collet l’étrangle et le poisson quand il est tiré de l’eau. La valise que nous transportons  dans notre vie est chargée de nos peines, nos rêves, nos illusions. Parfois elle nous  alourdit, nous fatigue. Les signaux de sortie dont je parle ici correspondent à ces moments  où tout à coup on en sent le poids dans notre vie, la douleur dans l’épaule, la respiration  courte, l’envie de s’arrêter. Autant sentir ces signes est essentiel, autant il est important de  s’assurer qu’on a laissé notre propre valise dehors. Seul compte le voyant qu’elle allume.  Le poids qu’on sent tout à coup nous indique que le consultant porte une valise qu’il  n’arrive pas à poser et le signal nous met en contact avec un des nœuds où est-il est pris.

Mais que faire de signaux parfois considérés comme inopportuns, d’autant qu’on peut  difficilement les ignorer. Ainsi des manifestations neuro-végétatives, comme la  somnolence ou le sommeil, les nausées, un péristaltisme intestinal dérangeant, des  troubles respiratoires, oppression, apnée, quintes de toux, une envie d’uriner, une  érection, etc. Manifestations non seulement inopportunes mais qui peuvent apparaître au  praticien comme dérangeantes. Son premier réflexe est de penser qu’elles n’ont pas leur  place dans ce lieu, qu’il faut essayer de les ignorer. Il en ressent de la honte, de la gêne,  voire de la culpabilité. Elles sont peut-être étrangères à l’ici et maintenant mais il ne faut  jamais négliger la possibilité qu’elles n’y soient pas étrangères.

L’expérience apprend à les reconnaître, elles viennent avec tel consultant, avec telle  situation, n’étaient pas là avant la séance, disparaissent après celle-ci. Une manifestation  fréquente et difficile à accueillir est la somnolence, voire le sommeil. Est-il sortie du  cadre implicite plus indiscutable que celle-ci ? Façon plus radicale de dire je n’y suis pour  personne mais l’activation des structures nerveuses correspondantes chez le praticien  indique la profondeur du phénomène. Indique-t-il l’urgence à sortir de la situation pour  une raison qui reste à élucider ? J’ai le souvenir d’une occasion où mon sommeil a permis en quelque sorte que la consultante contacte un mouvement profond de son âme. Comme  si, éveillé, j’aurais empêché qu’elle se rencontre en ce lieu. Indique-t-il que le praticien  est submergé par la situation et qu’il a perdu liberté de penser et d’agir ?

Ce sont autant de signaux indicateurs d’un risque de sortir du cadre pour le praticien.  Les turbulences dans lesquelles il est pris sont d’une aide majeure pour le processus car  elles disent que la vie circule dans cet espace. Loin de réprimer ou de censurer ses propres  mouvements, ses difficultés, voire de s’en fustiger, le praticien se doit de les accueillir à la  lumière du cadre implicite. Soit il s’en laisse invalider, disqualifier et éjecter, soit il  accueille ces manifestations comme des coups de projecteur sur le monde du consultant  qui l’aideront à accompagner le processus thérapeutique en cours au plus juste.

Et on retrouvera les mêmes tentations déjà vues d’expliquer, comprendre, juger, voire  de partager le ressenti. C’est en entrant dans le phénomène neuro-végétatif lui-même, en  lui laissant occuper l’espace psycho-corporel que se déroulera le fil de la phrase cachée.

 

Il y a psychothérapie et psychothérapie… 

Tout accompagnement n’est pas une psychothérapie au sens strict. Certains débutants,  soucieux de vraiment commencer, voudraient qu’on soit vite dans la profondeur, comme ils  disent. Il ne suffit pas que la personne dise « je viens pour une thérapie » ou que quelqu’un le lui  ait conseillé pour que le praticien soit tenu de l’entreprendre. Entre un praticien et un consultant,  la psychothérapie n’est qu’une des options. La personne peut venir parler d’un problème sans que  cela débouche sur une psychothérapie. On peut suivre quelqu’un en soutien, parfois longtemps,  parfois uniquement. S’il s’agit de soutien, d’aide, d’accompagnement, le cadre implicite n’est pas  le même et le contrat n’a qu’un contenu commercial mais, quel que soit le type  d’accompagnement, l’important est que la parole du consultant trouve un espace de liberté et  d’écoute.

Plusieurs entretiens sont parfois nécessaires pour voir si l’un et l’autre sont prêts à s’engager  avant de sceller l’engagement par un contrat qui pourra alors comporter, en dehors des éléments  commerciaux, des données plus spécifiques : durée de l’engagement, communication entre les  séances, modalités d’arrêt. Parfois le contrat doit être aménagé selon les difficultés spécifiques de  la personne.

Ces propositions valent pour les psychothérapies qui se fondent sur l’inconscient et sur le  transfert-contre-transfert, quelles que soient leurs revendications d’originalité, psychanalyse  freudienne, jungienne, psycho-organique, bioénergétique. Pour ma part la gestalt-thérapie de  Perls, l’approche centrée sur la personne de Rogers y ont aussi leur place. En revanche, n’en font  pas partie les thérapies dites cognitivo-comportementales, venues du behaviorisme de Skinner et  des techniques de conditionnement. Ces approches sont capables comme les psychothérapie  relationnelles du meilleur comme du pire et beaucoup de techniques d’éducation, de traitement,  d’orthopédie mentale s’en s’inspirent avec la meilleure intention, comme souvent des praticiens  relationnels sans savoir qu’ils le font. Mais si ces thérapies s’appuient sur le transfert et  l’inconscient elles le font à l’insu du client, ce qui fait une grosse différence et peut servir d’appui  à toutes sortes de manipulations.

L’approche que je présente ici de la psychothérapie résulte de mon expérience personnelle,  comme psychiatre hospitalier, comme psychothérapeute libéral, comme superviseur et de mon  parcours de patient en psychanalyse, thérapie primale, intégration posturale, thérapie  émotionnelle. Aujourd’hui je peux dire… que je n’ai suivi aucune formation spécifique à la  psychothérapie et que je n’ai jamais été supervisé, sinon par les exigences de l’écriture.