Chroniques de supervision, n° 7 LAPIN BAVARD

Chroniques de supervision, n° 7 LAPIN BAVARD

Putain c’te meuf j’la kiffe tu peux pas savoir, j’la kiffe grave, alors j’lui file un rancard et tu sais quoi, a’m’pose un lapin, chuis vénère, putain chuis vénère, j’vais te

dire, ça m’arrange même qu’a soit pas venue, l’est vraiment chelou la meuf.

(Brève de comptoir, en V.O.)

 

Lapin posé

 Personnages: Bernard le psychothérapeute, Anna la consultante

Narrateur : le superviseur

Bonjour c’est Anna. Pour des raisons personnelles je ne pourrai venir à notre rendez-vous demain. Je vous rappellerai pour prendre un nouveau rendez-vous.[1]

Bernard est perplexe. Anna est sa consultante et y a-t-il de quoi en parler en supervision ? Mais il est troublé, doublement. D’abord, comme Anna a annulé à moins de 48h, elle devra payer la séance, conformément au contrat qu’ils ont passé ensemble. Bernard devra de nouveau se confronter à demander le paiement d’une séance non honorée. Il a du mal à s’y coltiner, comme il dit. On lui a tellement dit dans la formation que cela devait être posé, mais cela lui reste difficile : il gagnerait de l’argent sans avoir rien fait ! Pas très moral, un peu choquant pour son éthique. Encore si c’était un cas de force majeure, je n’aurais pas à la faire payer. Mais elle n’a rien laissé entendre de la sorte. Il faudra lui rappeler la règle et si elle ne paie pas, que faire ?

D’autre part, et cela redouble le trouble, Bernard doit reconnaître qu’il se sent un peu… comment dire… soulagé qu’Anna ne vienne pas. Ça l’arrange quelque part et il va encaisser des honoraires ! Ce quelque part mérite attention et Bernard a l’honnêteté d’en parler. Et s’il laisse parler son honnêteté, surtout dans ce lieu, il subodore, il doit le reconnaître, que le soulagement vient révéler une gêne qui restait subliminale en présence d’Anna et qu’il ne pouvait pas s’avouer.

Merci lapin : maintenant il la voit.

Nouvelle question : et si l’annulation du rendez-vous avait à voir avec la gêne ainsi masquée ? Il la ferait payer pour quelque chose qu’il n’a pas vu et qu’elle aurait senti ? Si c’est le cas, l’annulation par Anna et le soulagement chez Bernard semblent parler d’une complicité entre eux pour esquiver une difficulté. La façon dont ils l’ont chacun évitée laissent penser que c’est avec cette difficulté qu’ils avaient rendez-vous : il a fallu un lapin posé pour que ça parle enfin.

Lapin bavard. Il dévoile, si on veut bien s’y attarder, ce qui restait latent sous le rendez-vous entre les deux protagonistes. Ils le désiraient tous deux de bonne foi mais il y avait une mauvaise foi cachée à leur insu.

Le rendez-vous fait se croiser le chemin d’un consultant avec celui d’un thérapeute et créer une bulle temporo-spatiale chargée de leurs deux aujourd’huis et de leurs deux histoires. Le consultant s’est mis en mouvement en sachant seulement qu’il doit le faire. Un mouvement de fond l’anime et l’amène au rendez-vous, traduisant la nécessité de changer, sans qu’il le sache encore clairement, le cours d’une existence douloureuse qu’il a cru jusqu’à présent être son destin.

Il (se) donne de bonnes raisons à sa démarche, ma femme m’a quitté, mon père est mort, je suis déprimé, je ne trouve pas ma place, etc. Dans le quotidien il s’est adapté pour gérer son univers intérieur et le tenir en lisière, mais quand il se rend au point fixé, c’est avec tout ce qui l’habite qu’il a rendez-vous. Il y vient avec ses souffrances, ses insatisfactions, mais aussi et surtout ses attachements, ses loyautés, lourd de ceux qui l’ont façonné, qui l’habitent encore et  glissent leur ombre dans le cabinet. Il y a du monde avec lui dans la bulle, venant raviver la guerre civile qu’il vit depuis si longtemps.

Il y a ce (celui, ceux) qui le fait ne jamais manquer le rendez-vous, même s’il ne peut s’empêcher de répéter rien ne change, ça ne sert à rien, on tourne en rond, je vais arrêter. Il y a aussi ce (celui, ceux) qui fait manquer, oublier, rater le rendez-vous. Qui appelle le lapin à son secours quand la guerre se réchauffe trop.

En apparence, un consultant a rendez-vous avec un thérapeute. On voit que ce n’est pas aussi simple. D’autant que dans cette bulle temporo-spatiale vient aussi le thérapeute chargé de sa propre histoire. De quoi parle la gêne de Bernard ? D’un rôle dans lequel il pourrait se laisser embarquer à son corps défendant ? D’un risque d’être amené à côtoyer des espaces intérieurs trop angoissants ? Anna et Bernard n’ont-ils pas voulu voir ce que le cadre posé risquait de les obliger à voir ? La question mérite attention.

 

Hans narrête pas de vouloir arrêter

Personnages : Odette la psychothérapeute Hans le consultant

Narrateur : le même…

Hans ne veut plus venir. Il a essayé d’arrêter après quelques mois, il allait très bien,

Odette, sa thérapeute, a négocié qu’ils se voient moins souvent. Pourquoi négocier ? Tenait-elle à ce qu’il revienne, même moins souvent ? Après ces quelques nouvelles séances, il a prétexté une grippe, peut-être il était vraiment malade, après tout il est médecin, il doit savoir, mais Odette ne peut s’empêcher d’avoir un doute. Et s’il me baladait ? Pire : est-ce qu’il me manipule ? Il était venu sur l’insistance de la nouvelle compagne qu’il fréquente depuis quelques mois (il est séparé de sa femme qui refuse le divorce). Elle lui avait dit : fais quelque chose pour toi, sinon… Est-il vraiment engagé dans la thérapie ? Est-ce un marchandage avec cette femme ? Ou avec Odette qui travaille dans le champ de la santé comme lui ?

De nouveau il a dit qu’il voulait arrêter. Il va très bien, Odette est vraiment formidable comme thérapeute, il ne cesse de le lui répéter. Il lui adresse des patients.

Comment démêler le vrai du faux ? La question hante Odette qui comprend mal la gêne mêlée de peur et de tristesse qu’elle ressent.

Quelque temps après nouveau climat. Sa compagne l’a quitté en lui reprochant de ne pouvoir choisir entre elle et sa femme et lui disant,  j’ai besoin d’un homme à hauteur d’yeux (sic). Un homme qui se laisse voir ? Ou un homme-dieu ? Il se dit défait mais les ambigüités persistent : il reste à la surface dans le travail corporel, à ce que sent Odette. Il réitère son voeu d’arrêter tout en proposant à Odette de collaborer avec lui pour le suivi de certains patients. Où on va tous les deux, se demande, avec toujours le même malaise, Odette. Une phrase que pourraient dire un homme et une femme engagés dans une liaison mal assurée (ou mal assumée ?) Séparé de sa femme, sans en être divorcé, quitté par celle qui l’a poussé à la thérapie, depuis quelques mois de nouveau en couple avec une femme – qui était (qui est ?) sa patiente – affirmant son désir d’arrêter avec Odette tout en se laissant persuader de continuer, il est difficile de distinguer ce qui l’engage dans ses relations féminines, entre le professionnel, l’intime, l’incestuel.

Odette se sent mal, comme baladée, à juste titre. En cela elle perçoit sans doute l’enfermement de Hans. Elle ne peut porter la lumière sur ce noeud. En est-elle retenue par le statut de Hans comme médecin, est-ce le lien « confraternel » qu’il lui propose qui embrouille le jeu du transfert-contre-transfert ? De nouveau elle insiste, arrêter ? déjà ? Il concède une nouvelle séance. Elle décide de pratiquer un enveloppement sec. Proposition décisive qui clarifie enfin la valse-hésitation autour du rendez-vous. Cette fois-ci c’est trop. La séance emmène Hans dans des espaces intérieurs qu’il ne se sent pas prêt à affronter, des forces destructrices, dit-il, quelque chose qui va trop loin (…) je ne vois pas l’intérêt de cette méthode, à 40 ans oui, à 66 ans, non, assumer des transformations brutales, non !

Il y a fort à parier que dans ces espaces intérieurs se cachent quelques spectres, cousins d’Oedipe ou d’Hamlet et que sa nouvelle relation risquerait fort d’en être compromise, une fois de plus. Il dit qu’il aurait mieux fait d’entreprendre une thérapie de couple plutôt que de venir tout seul, continuant d’ignorer qu’en se séparant des femmes réelles il préserve un couple mythique et souffrant.

Odette n’a pas  oublié les moments de son parcours où elle était saturée de visiter ces espaces. Elle lui partage son expérience comme une donnée de réalité. La position de Hans maintenant est claire et Odette l’accepte. Il voit désormais ce qu’il risque de rencontrer à ce rendez-vous et qu’il ne peut plus y venir pour le compte de quelqu’un d’autre. Il lui suffit de savoir que ça y est, qu’il y a en lui ce réservoir de force et d’ombre, de souffrance et de liberté, de fantômes agissants et de vie. Il pense avoir plus à perdre qu’à gagner d’y aller voir plus avant. Il a pris sa décision. Qui la contesterait sauf à le contraindre ?

 

Rabindranath Tagore (1861-1941), écrivain bengali auréolé du Prix Nobel, raconte dans un récit à la première personne qu’il a passé sa vie à chercher Dieu. Il voit la créativité que cette quête, jalonnée de victoires et de souffrances, a éveillée en lui.  Un jour, dit-il, lors de sa quête, il aperçoit une petite cabane. Il en gravit le perron et lit l’inscription sur la porte : ici se trouve Dieu. Il redescend les marches et reprend sa recherche en prenant soin d’éviter dorénavant ce lieu. Pour continuer à vivre les victoires et les souffrances et surtout l’excitation de la quête.

 

Entrons dans l’arène ensemble !

Personnage : César le psychothérapeute

Narrateur:  toujours le même

L’autre personne dans cette situation est le thérapeute, le psycho-praticien, le psychothérapeute, le psychanalyste, peu importe le nom. La personne qui devient dans ce moment et ce lieu quelqu’un qu’elle n’est pas dans le quotidien, qu’elle est devenue au fil d’un long parcours et d’une longue histoire et qui a fait d’elle, d’une certaine façon, une autre personne. Pour ce qui la concerne, c’est avec cet être-thérapeute qu’elle a rendez-vous. Une personne spécialiste des guerres civiles, les guerres intestines dit-on, ici on pourrait même dire les guerres intestinales, tant elles engagent le tout de l’être, âme tripes et boyaux.

Quand Ulysse doit traverser le défilé des Sirènes, il se doit d’être le héros dont Homère vante le courage et l’intelligence. Il doit assurer que le navire poursuive sa route dans la bonne direction tout en entendant distinctement les tentations que lui chantent de leur voix la plus envoûtante les Sirènes. Il a fait en sorte de n’être pas en capacité de leur céder. C’est cet Ulysse que César, autre héros, sait être quand il reçoit un consultant en même temps qu’il  tend si régulièrement à s’empêcher de l’être.

César nous trouble tous. Nul n’est plus régulier que lui aux sessions de supervision ni plus attentif au travail qui s’y fait. Pourtant, nous dit-il, il lui arrive de sombrer dans la dépression au point qu’il doit annuler les rendez-vous qui ont été posés. Parce que, dit-il, j’ai peur de ne pas être à même de les assurer. Au secours les lapins !

  Louable souci que l’examen, pourtant, fait vaciller. parce que, lui demande-t-on,

  • que se passe-t-il quand il t’arrive de recevoir un consultant alors que tu traverses une turbulence dépressive ?
  • Euh… en fait… chaque fois que ça s’est présenté, ça s’est bien passé. J’ai assuré.[2]

Voilà donc qui met un coup sérieux à son argumentaire. Serait-ce le risque de se montrer à la hauteur qui lui fait annuler le rendez-vous et non celui de l’échec ? Surprenant. De qui te caches-tu ? Qui ne va pas supporter que tu sois cet homme-là, bien différent de celui que tu as montré si longtemps, celui que tout le monde t’a cru être si longtemps. Que sens-tu, César, dans cet instant où tu prends ta place sur le champ de bataille où s’affrontent croyances, interdits, loyautés et soif de vivre ?

Aargh, (dirait-il s’il était un héros de bande dessinée), c’est le vivant ! Oui c’est quelque chose que je ne peux nommer autrement, le vivant.

Au fur et à mesure de ce processus nous voyons tous César se redresser, poser sa voix et laisser apparaître cette force de vie avec laquelle il est en délicatesse et qui en ce moment ne craint nulle caméra parentale ou ancestrale de vidéo-surveillance braquée sur lui. Si le consultant vient à son rendez-vous se hasarder à rencontrer sa propre force de vie, libido, instinct vital, Soi, âme, etc. nul doute qu’il y convoque aussi César à relever le même défi. Avé César, ceux qui sont appelés à vivre te saluent. (Ave Caesar, victuri te salutant). Le consultant de César lui lance ce que le César de l’Histoire aurait sans doute mal pris « Entrons dans l’arène ensemble ! »

Et il est probable que l’un comme l’autre appellent leur ombre (et sa cohorte de lapins) pour les protéger de ce qu’ils craignent de montrer au monde, leur lumière, leur puissance.

 

Lapin complice ou lapin allié ?

Personnages : David le psychothérapeute, Jean-Baptiste, le consultant

Narrateur : le même…

Quand les deux personnes se retrouvent au rendez-vous, leur rencontre peut se faire sous le signe de l’alliance ou de la complicité.

L’alliance est façon d’inviter au rendez-vous les forces de transformation, quel que soit le nom qu’on leur donne. Elle participe du processus thérapeutique. Elle est un accord stratégique de deux forces qui s’unissent pour déjouer les croyances, la mythologie personnelle et/ou familiale qui ont déterminé la vie de la personne jusque-là et sur lesquelles, seule, elle n’a aucune prise.

Souvent, sous le masque de la sympathie, de la compassion, de la bonne entente, de l’affinité, c’est la complicité qui fait échouer le rendez-vous. Les escrocs font toujours bonne figure, ils donnent confiance[3] et le thérapeute dit en toute bonne foi, il y a une bonne alliance thérapeutique. Qu’on ne se méprenne pas sur le terme d’escroc que je reprends ici. Il n’y a aucune volonté de tromper chez le consultant, simplement des réflexes de protection très ancrés. La complicité, la connivence ne sont pas amies du processus thérapeutique, elles protègent des risques, des souffrances et des peurs que le rendez-vous soulève et s’il faut elles le font échouer. Et le thérapeute se trouve tout étonné, et souvent amer, de la tournure que prend ce qu’il prenait pour une alliance.

Jean-Baptiste arrive au rendez-vous fixé. David ouvre la porte, étonné de le trouver là, Ooh putain j’ai rendez-vous avec lui aujourd’hui ! Jean-Baptiste est sûr de lui, David ne voit pas trace de rendez-vous, quelqu’un d’autre est inscrit. A coup sûr, il a surbooké, comme on dit dans l’aviation civile. Qu’à cela ne tienne, Jean-Baptiste est arrangeant, l’erreur est humaine, quand pourrai-je revenir ?

Mais David, autodidacte, peinant à élargir sa surface sociale, est-il prêt à accueillir Goliath, euh non, Jean-Baptiste, brillant universitaire, cultivé, éminent pénaliste, ténor du barreau ? David doit prendre sur lui pour se souvenir qu’il est thérapeute, que pour cet homme il est, il peut être l’objet d’un transfert. Pourra-t-il oublier qu’il est prêt à saisir sa fronde et à envoyer une pierre fracasser le crâne du géant. ? J’ai envie d’y aller cash, de rétablir une asymétrie. Ou bien d’abuser de sa position de thérapeute, d’user de son pouvoir, d’être le « sachant ».

Le rendez-vous avec Jean-Baptiste le met en danger d’être le mauvais thérapeute, celui qui profite de la situation pour se venger de la vie. Le danger est d’autant plus grand que Jean-Baptiste à l’inverse se met lui aussi en danger, mais c’est celui de sortir de son personnage social reconnu, sa persona pour reprendre le mot de Jung, et partir à la rencontre de son ombre, celle peut-être qui lui a fait côtoyer et défendre des criminels de tout acabit. David, dont on connaît la porosité aux énergies des personnes, l’a-t-il senti dès le début, craignant dès lors que le chemin de Jean-Baptiste vers son ombre l’entraîne lui-même trop près de la sienne ?

Les persona (personae en bon latin) vont-elles nouer une complicité ou les personnes pourront-elles s’allier ? Beaucoup d’hypothèses pour un seul bug de rendez-vous, peut-être, mais l’attention à ce bug a permis de pousser plusieurs portes en attendant que la clinique les valide… ou pas.

Après cette supervision David a revu Jean-Baptiste. Il s’est trouvé beaucoup plus à l’aise, détendu, le charisme de son consultant n’a plus agi de la même façon et n’a plus remué les mêmes mouvements troubles (pour lui) de son âme. Peut-être va-t-il pouvoir être thérapeute en face de lui.

La suite va montrer que l’alliance ne s’est pas installée. Il arrive qu’au moment de payer Jean-Baptiste oublie tout simplement, comme si ce n’était pas lui le client. Il ne laisse pas s’installer l’asymétrie qui ne serait pas celle de la position sociale mais celle du consultant conduit dans ce lieu par une nécessité intérieure. Il annule les rendez-vous, arrête de venir. David ne le relance pas.

 

Un rendez-vous, oui, mais pas trop vite…

Personnages : Renée la psychothérapeute, Sacha le consultant

Toujours le même narrateur

Sur le pas de la porte, la séance terminée, Renée sent Sacha, son consultant,  troublé. Il y a quelque chose ? lui demande-t-elle. Euh, je sens votre attente.

Renée a besoin d’élucider cela en supervision. Je l’ai reconnu, dit-elle, c’est vrai, je suis dans l’attente. J’ai compris qu’il a un parcours de haut potentiel. Il a commencé la Fac, il a lâché, il travaille comme magasinier. À 24 ans ! Un gâchis, il se plaint de ne pas pouvoir y arriver, je veux vraiment l’aider à réussir. Renée ajoute et quelque chose me fait peur pour lui.

Les mots du pas de la porte, comme toujours si importants, semblent dire, j’ai besoin d’aide mais je sens votre attente et ça m’empêche. S’adressent-ils à Renée qui l’empêcherait avec son attente ? Ou à tous les squatteurs de son imaginaire qui s’opposent à son émancipation ? Ou à sa mère que Renée sent toujours si pressante à son égard ?

Nouvelle supervision trois mois après. Ils se sont vus deux fois entretemps. Autant dire qu’ils n’étaient pas très pressés. Du fond de la position fœtale qu’il a dans le cabinet, il redit son désir de fonder une famille, tout en répétant qu’il ne peut quitter ses parents parce qu’il sent à quel point ils ont besoin de lui. Renée semble s’attacher à ce qu’il dit vouloir, fonder une famille, rencontrer une femme, plus qu’à ce que dit son corps dans ce moment et ce lieu. Elle s’attache au discours et oublie le corps, qui parle, lui, dans  l’ici et maintenant, pour reprendre la formule consacrée.

La séance se termine. Sacha hésite, il ne sait pas s’il veut reprendre rendez-vous, plutôt non. Renée prend la décision de décider pour lui et lui donne un rendez-vous pour… dans deux mois. Ils semblent aussi ambivalents l’un que l’autre. Un rendez-vous oui mais pas trop près. Pas trop bousculant ? La peur qu’elle ressent, sourde, mal élucidée, à qui appartient-elle ? Est-ce elle qui fonde leur complicité à ne pas se revoir trop vite ?

D’un côté Sacha, qui voudrait freiner le mouvement d’émancipation qui le fait venir dans ce lieu par peur de se montrer déloyal, traître envers les parents. De l’autre,   Renée, qui sent comme elle est entraînée à vouloir tellement pour lui, à tenir un rôle trop maternant. Se voyant ainsi elle se juge mauvaise thérapeute, ce qu’elle ne veut pas être et qu’elle ne sait comment éviter.

 

15 mois après, nouvelle supervision. Renée est troublée. Elle a décidé de voir les parents pour libérer, pense-t-elle, Sacha du poids que leur besoin fait peser sur lui. Ils viennent sans problème. Il n’ont aucun besoin, disent-ils, que Sacha reste auprès d’eux, mais la mère se dit inconsolable de la mort de son père il y a quelques années. Façon discrète de nuancer leur discours parentalement correct face à une professionnelle ? Ou façon pour la mère de dire qu’elle ne veut pas vivre un nouvel abandon ?

Mais peut-être s’agit-il d’une. nostalgie plus profonde ? Quand un adulte se trouve  inconsolable de la mort d’un parent, il retrouve le gouffre d’abandon de l’enfant pour qui la mort des parents est impensable. Quelque chose n’a pas grandi. L’expérience du psychothérapeute suggère qu’une attente profonde vis-à-vis de ce parent est restée toujours insatisfaite, par exemple d’en être enfin regardé, enfin aimé, enfin reconnu. L’enfant, même devenu adulte, a toujours espéré, il est resté accroché toute sa vie à cette espérance contre toute attente, contre tout démenti de la vie, accroché dans une dépendance ambivalente. Ce père, cette mère partis, disparaît l’espoir que l’attente soit un jour comblée, irrémédiablement. Ce n’est pas de la personne réelle que la personne est en deuil mais de l’espérance qu’elle en gardait encore. La psychothérapie y trouve une de ses meilleures indications.

L’attente qui pèse si fort sur la liberté de Sacha et qui imprègne la position de Renée, fait-elle écho à celle de la mère ?

 

Renée a compris que le souci de Sacha parle de ses parents imaginaires et de l’imaginaire de ses parents plus que de ces personnes-là. Elle lui propose de venir tous les 15 jours. Il est d’accord. Son discours n’a pas changé. On tourne en rond, dit-il. Il semble même aller plus mal, Pourtant quelque chose attire l’attention de Renée. Lors d’une séance précédente elle lui a proposé de dresser son arbre généalogique dans l’esprit du génogramme[4]. Il s’y est attelé et bien qu’ils ne travaillent pas dessus chaque fois, il ne cesse de l’apporter avec lui. Renée s’étonne. Il semble tellement absent et pourtant il ne l’oublie jamais. La loyauté qui emprisonne Sacha serait-elle du côté de la lignée et du besoin des ancêtres plus que des personnes réelles qui l’entourent ? Le papier qu’il apporte chaque fois lui sert-il de doudou, de sécurité ou vient-il rappeler où se situe le travail à faire ? Indiscutablement quelque chose a bougé.

Le contrat passé et accepté entre Renée et lui de venir tous les 15 jours a-t-il modifié la donne ? Elle lui donne rendez-vous, est-elle davantage prête à accompagner Sacha dans son mouvement difficile d’émancipation, sans l’en empêcher par son vouloir trop maternel ?

 

Nouvelle supervision huit semaines plus tard. Sacha va mal. Il est presque apathique, prostré, sa mère a dû l’amener en séance.  Pourtant il s’est gardé d’oublier le fameux papier. Renée lui dit tu portes des choses qui ne sont pas à toi. Il est angoissé. Si je pars de chez moi, je serai aspiré par le néant. On y est. Renée devient fiable. Le seuil franchi pour tous les deux peut en effet provoquer des remous profonds, donnant l’impression que Sacha va moins bien. Oui, il peut aller mal, l’épreuve est difficile mais le rendez-vous est maintenant avec le mouvement d’émancipation, l’individuation du soi comme dirait Jung, le tendance actualisante comme dirait Rogers, le processus dirait Perls, ou, pour Freud, wo Es war soll Ich werden[5].

Sacha, dit finalement Renée est un consultant particulièrement difficile. C’est un enfant ! Mais… je n’ai plus peur. Il a dû le sentir. Il vient, seul, en voiture. Il parle et ce sont des paroles fortes qui viennent. Dès que je n’occupe plus ma tête, ça déraille. (…) Seule ma tête est importante, mon corps ne sert qu’à transporter ma tête. Si je ne réfléchis pas, je n’existe pas.

L’âme en souffrance empêche parfois le corps de vivre.

 

Blanche aime les lapins

Personnages : Romane la psychothérapeute, Blanche la consultante

Narrateur…

Blanche est une jeune femme de 28 ans en difficulté. Très vite elle expose une enfance terrible : mère toxicomane, père en prison. La fibre maternelle de Romane, sa thérapeute, est aussitôt activée. Mais quand elle l’amène en supervision, sur les 24 rendez-vous pris, dix ont capoté. Sabotés dit Romane. Elle se demande si cela ne vient pas de la découverte que Blanche a faite après leur troisième rencontre. En effet, après celle-ci, elle a interrogé sa mère sur son enfance et elle a découvert qu’elle a été placée à deux ans. Craint-elle d’autres découvertes aussi bouleversantes que sa venue devienne aussi incertaine ?  Chaque fois elle revient comme si de rien n’était, comme l’air qui passe, pourrais-je dire (elle est hôtesse de l’air). Le rendez-vous devient le fil hypothétique qui va tisser la relation dont on ne sait où elle se situe entre l’alliance ou la complicité.

Romane est mal à l’aise en séance, elle a du mal à respirer parfois, elle a la sensation d’un brouillard. Qui est Blanche, au fond, le mystère plane. Puis Blanche disparaît et Romane se sent… abandonnée. Elle a tellement peur d’être une mauvaise mère, mais qui dit cela, Romane ou Blanche ? Romane tient à laisser le téléphone ouvert de l’autre côté de la porte des fois qu’il y aurait une urgence pour sa fille, qui a treize ans. Elle a du mal à sentir Blanche présente, même quand elle est là, mais l’est-elle toujours elle-même ?

 

Nouvelle supervision six mois après. Blanche est enceinte. Le yo-yo se poursuit. Elle prend chaque fois rendez-vous mais Romane n’est jamais sûre qu’elle viendra. Blanche joue de sa grossesse, annule à cause de son état ou bien parce que dire à son compagnon qu’elle va chez la psy serait lui dire qu’elle ne va pas si bien que ça. Bref, Blanche n’arrive pas à être là elle où elle se donne rendez-vous. C’est d’abord à elle-même qu’elle pose un lapin. À elle-même ou à ceux dont elle craint d’être repérée,  ceux dans la vie de qui elle a pesé trop lourd, même bébé, les vivants, les morts, les fantômes. Elle refuse le mariage, ce serait être trop au centre. Romane sent l’épaisseur du mystère.

 

Un an après, nouvelle supervision. Le bébé est né. Le jeu de cache-cache continue. Romane est prisonnière de l’attente. Elle sent, dit-elle, le combat ente la persona et la personne. Blanche a réussi à construire, si difficilement, sa persona dans le socio-professionnel, dans un couple parental. Elle a tant à risquer, peut-être à perdre, si la personne en elle réussissait à se libérer et à remettre les pendules de sa vie à l’heure.

Romane perçoit la détresse de Blanche, son cœur de mère vibre en pensant à elle. Mais elle n’est pas là ! Que faire, comment l’aider ? Elle a enfin pu mettre une certaine distance entre elle-thérapeute et elle-mère-maman de Blanche. Je demande à Romane quelle thérapeute elle voudrait être avec Blanche ?

Euh… en tant que personne, dit Romane de Blanche, elle est lourde de détresse et riche de ressources. Elle en est très consciente, mais elle a besoin d’une interprète d’elle à elle. C’est cette thérapeute que je me sens pouvoir être avec elle précise Romane.

Tout le monde dans le groupe voit comme Romane est prisonnière des rendez-vous non honorés, de son attente que Blanche vienne enfin. On la pousse à recadrer, à lui faire comprendre, à lui faire payer les rendez-vous annulés.

Je propose à Romane de se libérer d’abord des rendez-vous, c’est-à-dire de renoncer à toute attente, à tout projet. Qu’elle lui envoie juste un message pour lui dire qu’elle se sent en contact avec sa détresse et son combat et qu’elle sera toujours au rendez-vous fixé. Pas un mot pour lui demander quoi que ce soit, rendez-vous ou argent. Ce n’est pas à toi de demander. Romane se sent en accord avec la proposition.

Deux ans après Blanche revient : sa mère vient de retomber dans sa toxicomanie. Coïncidence : sa petite sœur, qui vit avec leur mère, a 14 ans, l’âge qu’elle avait elle-même quand sa mère est retombée dans la drogue. Le pas de deux reprend : elle vient plusieurs fois de suite, présente, très engagée dans le travail. Romane voit se confirmer la lutte entre la personne et la persona et comment ce sont les failles de cette dernière qui l’amènent à travailler. Mais il ne faut sans doute pas trop mettre en question sa construction fragile, elle a peur, dit Romane, de celle qu’elle pourrait devenir en étant trop présente à ses rendez-vous. Elle commence par annuler des rendez-vous puis finalement en promet un, qui ne vient pas.

 

[1] Le nom des participants est crypté. Dans ce texte, comme dans les précédents de la série des Leçons, je reprends des séances de supervision, mais je n’en fais pas un compte rendu littéral. J’en extrais des séquences, des temps forts, des analyses. S’y ajoute une élaboration qui vient après-coup dans le temps de l’écriture.

[2] Ce que j’ai appelé le droit de péage dans La psychothérapie un savoir étrange, Éd. du Souffle d’Or (1995).

[3] Le facteur le plus important dans l’entreprise psychothérapique est sans doute moins la confiance que la sécurité. La confiance se situe dans le relationnel, la sécurité dans l’animal.

[4] Tel que l’a enseigné et formalisé A. Ancelin-Schûtzenberger.

[5] Là où ça était que je prenne place. Traduction peu élégante mais littérale.

 

Mots-clés : psychothérapie – annulation séance – rendez-vous manqué – transfert-contre-transfert – processus thérapeutique – processus d’individuation – résistance