Insomnie

Insomnie

Version 2

Je fuis, ou ça en a tout l’air.

C’est d’abord Johann qui m’a vu. Moi, je n’ai même pas vu l’eau avant d’avoir les pieds dedans. Il y en a partout, tellement il a plu. Tellement la terre la dégorge. Mais je ne suis pas vraiment réveillé, ça fait si longtemps que je n’arrive pas à dormir et que je marche comme on dort, ailleurs, sans me retourner, comme on fuit.

Johann sait ce qu’il a à faire. Du sauvetage. Porter secours aux inondés, pas à discuter ni à comprendre. Il dirige une équipe de gars qui se sont eux aussi tirés de leur quotidien. Ils savent ce qu’ils ont à faire et ils le font.

Je suis libre d’attaches et volontaire. Il faut des bras, Johann me prend. Toute la journée on travaille avec juste les mots que les tâches et les gestes commandent. Installer des passerelles, amener les gens et les bêtes au sec, distribuer des couvertures, des rations, vérifier l’état des lieux, en rendre compte aux responsables, sans qu’il y manque un coup de gueule à l’occasion. Le soir on mange tous ensemble, on mange bien. Je me couche, il y a tant de fatigue et de fraternité mêlées que je m’endors. Mais que du corps. La tête, elle, se remet très vite à moudre son grain. Un rêve surgit.

Dominant une maison au milieu des arbres, deux colonnes s’élèvent. Entre elles une banderole frémit dans le vent et proclame « qui cherche un toit perd son moi ». D’un coup je suis debout, le sommeil parti, l’insomnie revenue, à cette heure d’avant le jour où le corps et l’âme ne sentent jamais aussi ténu le fil qui les relie. Que veut dire le rêveur ? Joue-t-il sur les mots, le toit, le toi, parle-t-il du besoin de s’attacher ou de la nécessité de se détacher ? Impossible de le lui demander. Pour moi, il m’enjoint de fuir.

Au matin, Johann sent quelque chose, il me prend par l’épaule, reste, tu vois vite, tu parles clair, tu as une paire de bras, tu seras utile à tous. Mais je lui dis : quand la maison est finie les époux se séparent, je l’ai vu si souvent, alors autant repartir maintenant ! Et je pars sans me retourner.

Il faut quitter les champs redevenus marais, les vergers, les hameaux dispersés, remonter la vallée, prendre de la hauteur. Par moments, dans les brèves plages de repos que demande l’effort, ressurgissent les questions de la nuit, lambeaux d’insomnie mal lavés par le jour. J’interroge le paysage. Tout, eau, terre, végétal, pentes, creux, vent, soleil, tout y a été si modelé, travaillé, asservi par l’homme que j’y trouve partout la même confusion qu’en moi. Et qui réveille le même réflexe intime, fuir.

Je reprends la route. Avec soulagement j’aperçois une ville dont j’ignore le nom. Par sa position elle a autrefois commandé la plaine et l’accès à l’outre mont. Je marche longtemps dans ses vieux quartiers sans pouvoir m’arrêter. Je marche comme on dort, ailleurs. Puis sans que je sache comment des présences se glissent en moi. Les générations qui ont poussé là leurs racines, l’une pardessus l’autre, les vagues d’hommes qui sont venues s’y échouer avec leurs viatiques, toutes en ont fait cet être composite au désordre poli par les ans. Un sentiment nouveau m’envahit. Je me retourne sur les architectures, les linteaux, les niches, les arcades, j’entre dans les cours, je scrute les fenêtres, je décrypte les inscriptions. Puis je vois les femmes. Je me sens, comment dire, à ma place, pour une fois. Sans rien chercher, tout se tient, je rencontre Habiba. Elle ne cherche rien ni personne. Elle l’a trop fait déjà.

M’a-t-elle montré sa ville ? Sa ville… elle est pourtant la première de son sang à y être née, mais c’est chez elle. Sommes-nous allés dans sa chambre ? Nous sommes-nous allongés sur son lit ? Aujourd’hui je peine à m’en souvenir. Ne me revient que ce moment où je me sens submergé d’amour et de tendresse à en perdre le souffle. Je le perds et je m’endors. Et je rêve.

Un homme se rapproche de moi, son visage presque contre le mien, si près. Et venu de derrière lui, un refrain ronronne qui dit tu seras dans les bras d’une femme et tu ne l’entendras pas venir, l’homme au pistolet chargé. Il le pointera sur toi… et il coupera le fil du bonheur. Je me lève d’un bond, aux aguets. La nuit est noire et les étoiles si attentives, Orion bien aligné, Aldébaran rouge orangé, Sirius bleu glacial. Elles parlent à mon cœur de nomade et je pars sans la réveiller, comme un voleur d’instants, meurtri, léchant ma blessure saveur de miel.

Il faut marcher pour sortir de la ville, franchir les anciens remparts, traverser les faubourgs aux enseignes impersonnelles. De nouveau les champs, la route qui monte, les eaux qui filent derrière moi. Les maisons se font plus rares, les gens plus furtifs. J’arrive à une sorte de col et je me retourne mû par la sensation d’avoir atteint un terme. Comme un qui recouvre la vue, je découvre la réalité du monde d’en bas. Le monde des façades. Les villes, les villages, les maisons sinistrées tout me tourne le dos, décors de cinéma dont je vois maintenant l’envers. Je suis passé derrière. Et les hommes ? Ils ne sont plus que silhouettes, ombres chinoises en deux dimensions. Univers factice de rôles éphémères et fugitifs.

Il doit bien y avoir un ailleurs vrai quelque part.

Il est à deux pas. Quand je franchis la crête le ciel s’obscurcit et le silence se déchire. Des maisons brûlent, des obus sifflent avant d’exploser, la terre gronde de coups de boutoir incessants. J’arrive dans la guerre. L’autre monde a disparu, a-t-il seulement jamais existé. Il n’est plus qu’un vague souvenir dont toutes les images s’effacent l’une après l’autre. Tout est pris dans l’urgence, l’embrasement, l’effondrement. Du feu partout, des cendres partout, du danger partout. Fin de toutes les sécurités, de tous les conforts.

Je me couche dans la guerre, au milieu des cadavres, des maisons obscènement éventrées, des loups et des agneaux. Mon sang bouillonnant comme d’un loup, mon sang se glaçant comme d’un agneau, je me couche dans la guerre.

Et là, assuré, gibier ou chasseur, de n’être plus jamais seul, assuré que rien maintenant ne finira jamais, que tout se répètera sans fin, je m’arrête de marcher et je m’endors.