Mais à qui appartient donc mon corps ?

Mais à qui appartient donc mon corps ?

Photo1.Article Actes du Colloque, 2002

Extrait des actes du colloque de l’AETPR : La place du corps en psychothérapie, disponible ici en édition imprimée.

« A travers les souffrances de l’aliénation, de la dépossession, de l’intrusion, le psychothérapeute comme son patient se demande :

« De qui mon corps porte-t-il le projet ? qui m’habite, qui occupe mon intimité… collaborer ou le chasser ? ».

Par où l’on rejoint l’aventure humaine.

Entre la nostalgie que ce corps ne soit plus le membre d’un corps plus grand et l’évolution apparemment sans retour vers l’appartenance de soi à soi ».

La modernité donne clairement sa réponse à la question. « A moi ! » proclame-t-elle à bouche que veux-tu. Ce sont toutes ces phrases entendues quotidiennement. Je n’ai qu’à ouvrir la radio ou la télévision au moment où j’écris et qu’est-ce que j’entends ? Voici cette émission de télévision « C’est mon choix » où les intervenants démontrent à quel point ce qu’ils font de leur corps est leur affaire, que ce soit pour l’habiller, le déguiser, le transformer ou en faire l’usage qui leur plaît. Vous souriez ? Mais tous, autant que nous sommes, et moi le premier, nous faisons nôtre cette formule…

Le lendemain c’est sur la 5ème chaîne, au cours de l’émission « Maternelles », le pédopsychiatre : « Il faut dire à l’enfant que tout ce qui concerne son sexe lui appartient ». Même jour à la radio : un psychologue, interrogé sur la pédophilie, rappelle qu’« il faut bien dire aux enfants que leur corps leur appartient ». Le surlendemain, à la radio de nouveau : au sujet de l’euthanasie, le droit à une mort digne : « Notre vie nous appartient, nous avons le droit d’en disposer quand le corps va vers la mort. » Et puis, le bébé n’est-il pas une personne (une série télévisée qui a fait beaucoup de bruit s’intitulait « Le bébé est une personne »), et puis les personnes âgées, ne faut-il pas tout faire pour qu’elles restent autonomes le plus longtemps possible…

Lors de la préparation du colloque d’aujourd’hui, quand j’ai trouvé le thème de mon intervention sous la forme de « mais à qui donc appartient ce corps ? », j’ai pensé aussitôt au colloque de l’an passé ici. J’avais éprouvé le jour de mon intervention un sentiment très fort de présence et de partage. Le lendemain je m’étais réveillé avec une sensation euphorisante de liberté : une demi-heure plus tard, se déclenchait un accès de goutte…

Le rapprochement de faits aussi contrastés m’avait conduit à revenir sur les circonstances de plusieurs accès précédents de goutte. Il en ressortait que ces crises, qui aboutissent dans l’immédiat à une impotence presque totale, surgissaient dans des situations où soit je me sentais libre, soit je me trouvais placé devant un choix très clair de libération dans ma vie.

Pendant des années, j’avais poursuivi une solution psychosomatique par la psychothérapie, l’homéopathie, l’acupuncture, etc. Sous prétexte que ça devait bien avoir un sens, j’étais en fait dans la volonté de soumettre mon corps, de le dominer, qu’il lâche enfin ce sens et que quand j’aurais compris il pourrait, il devrait se taire. Illusion peut-être engendrée par la peur que si je ne le maîtrisais pas complètement il aurait, lui, tout pouvoir sur moi. Ce qui redonne de la liberté c’est de sortir de cette peur et donc de l’illusion qu’elle engendre.

Ce jour-là, l’an passé, il m’apparut que je devais accepter sa logique propre, sa résistance à la mienne et je passai au traitement allopathique, qui me redonne la liberté de mes pieds… C’était comme sortir de l’illusion que mon corps m’appartient tout entier et que moi, Lucien Tenenbaum, j’aurais tout pouvoir sur lui… Songeant que mon père était sujet à la goutte, que je suis vraisemblablement atteint d’une goutte métabolique à détermination génétique, que donc quelque chose dans mon corps ne m’appartient pas, pas plus sans doute que ça n’appartenait à mon père, je devais cesser d’en faire un des enjeux de notre relation. Il m’apparaissait qu’il m’appartenait en revanche d’en faire prison ou liberté. Et je suis maintenant beaucoup plus conscient de comment je limite ma liberté.

Il s’agit de négocier avec une réalité incontournable, qui ne peut être prise totalement ni dans les jeux du langage ni dans la toute-puissance de l’imaginaire. C’est au-delà du symbolique et de l’imaginaire, le reste de réel, pour reprendre, une fois n’est pas coutume, les concepts de J. Lacan.

Je présenterai d’abord des histoires de patients que je limiterai à deux aspects très facilement observables par le praticien et très éclairants sur cette question :

– à qui appartient le corps des femmes ? à travers des histoires de cheminement thérapeutique vécues avec des femmes ;

 – à qui appartient le corps des psychotiques ? à travers une interrogation sur l’économie corporelle de ceux qu’on appelle les psychotiques (l’un n’empêche pas l’autre : on peut être femme et psychotique…).

Pour mettre en perspective ces données issues de ma vie personnelle et de ma pratique, je tâcherai de les articuler avec ce que peut être le statut du corps dans l’histoire de notre société pour arriver à une phrase très emblématique de notre temps et de notre culture : « mon corps m’appartient ».

CIEL MA FEMME !

Sur le modèle du vaudeville où la femme surprise avec son amant s’écrie « Ciel, mon mari ! »… Mais cette fois-ci c’est dans la thérapie que le personnage surpris de ne pas s’appartenir à lui-même s’étonne de découvrir / d’entendre parler la femme en lui…

A qui appartient en effet le corps d’une femme, et plus particulièrement le sexe d’une femme, ce qui la fait femme ?

L’utérus de Laure servira-t-il encore ? Le germen, oui, le soma, euh !

Tombée en dépression quand elle ne peut plus être enceinte…

Laure, quand elle vient me voir, m’apparaît profondément dépressive, fatiguée, elle n’a de goût à rien, restant à ruminer ses pensées. Elle a 35 ans, elle était déjà venue et elle avait arrêté notre précédent travail il y a trois ans, pendant son avant-dernière grossesse, la survenue de celle-ci étant pour elle l’indice d’une très bonne santé mentale et physique. J’apprends qu’elle a eu un troisième enfant il y a huit mois. En creusant il apparaît que ça ne va plus du tout depuis que le gynécologue lui a annoncé la fin de sa carrière de pondeuse : « Vous avez déjà eu trois enfants par césarienne. Maintenant c’est la ligature des trompes ou je ne réponds plus de rien. Une nouvelle grossesse et premièrement de toute façon elle ne pourra être menée à terme et deuxièmement votre vie sera également en jeu… ».

« A quoi est-ce que je sers si je ne peux plus avoir d’enfants, à 35 ans, irréversiblement ! ! ! » s’écrie-t-elle. D’ailleurs tout va dans ce sens :

– il ne pouvait être question d’avorter comme sa famille et son compagnon l’y poussaient pour cette dernière grossesse (survenue un an et demi après la précédente) ;

– elle a toujours eu du mal à se séparer des enfants – le thème est revenu très souvent. Le drame de l’école, le primaire, la classe de 6° : drame pour elle voyant ses enfants se détacher d’elle. Résultat : des garçons rebelles, une fille passive. La rentrée est un moment particulièrement angoissant : ses pauvres petits vont être livrés à tous les dangers de la jungle et elle, la tigresse, ne sera plus là pour les protéger ! !

– elle a toujours été attirée par les activités en rapport avec les petits, a été nourrice, assistante maternelle, etc.

 C’est comme un programme qui s’impose à elle, venant se réaliser malgré une contraception apparemment correcte, l’identifiant à sa mère qui a eu ses deux enfants « malgré un utérus rétroversé », laminant tout le reste de sa personnalité et de son corps, jusqu’à lui arracher un « ce corps, beurk ! ».

Pour elle la chose est claire : son corps appartient à son utérus, à ses organes génitaux reproducteurs ! c’est-à-dire aux enfants qui peuvent venir à travers elle, grâce à elle. Le reste, son corps, n’est que le véhicule jetable de son utérus. Elle en a le mépris, elle ne s’en occupe pas, elle l’habille un peu n’importe comment… C’est la vieille idée qui oppose le soma, ce corps mortel, au germen, nos cellules germinales, notre A.D.N., qui se perpétue indéfiniment en se dédoublant. Comme si pour elle il n’y avait d’intérêt que pour cette partie qui se perpétue…

Déprime-t-elle parce qu’elle perd cette fonction, dépression de séparation ? Pour moi la dépression n’est jamais seulement une perte, c’est quelque chose qui est mis en scène par le corps, par l’être à travers ses mouvements les plus profonds, à travers sa chimie, pour faire un deuil, mais un deuil anticipé. Comme pour dire : pour vivre, il faut que tu te sépares de…

Il y a une perte à pleurer quand quelqu’un est vraiment mort, mais dans cette dépression où personne n’est mort, la dépression dit « il faut que tu fasses un deuil maintenant pour vivre, pour passer à autre chose ! ». La dépression met-elle en scène le deuil de la porteuse par anticipation, comme si au plus profond d’elle et à son corps défendant le choix avait été fait de vivre et non plus de porter… ? Comme si tout au fond d’elle il avait été décidé que quelque chose en elle devait mourir, et elle s’en sépare dans la douleur, pour que quelque chose d’autre puisse vivre.

Mais quoi ? Quand cette interrogation émerge dans le travail – qu’il s’agit d’un choix entre vivre dans ce corps mortel ou seulement dans la partie qui va se perpétuer – et lui est renvoyée, l’état dépressif se dissipe assez rapidement. Elle sort même de la culpabilité que l’interrogation elle-même avait d’abord suscitée. Elle va pouvoir commencer à sortir de ce programme de mère porteuse.

Valse-hésitation autour du rendez-vous chez le gynécologue…

Le gynécologue lui a demandé de prendre rendez-vous pour le suivi de l’accouchement et dans la perspective, qu’il a tracée lui-même, d’une contraception définitive. Le rendez-vous est pris : ce seront « 15 jours à attendre pendant lesquels j’ai flippé avec le sentiment très fort d’une transgression ! » Et elle dira : « C’est la crainte de trahir ma lignée, toutes ces femmes qui ont su se débrouiller seules ! Ma grand-mère maternelle qui m’admire d’avoir trois enfants et de si bien les élever « tu es comme moi : » et de ne pas travailler pour y arriver… Ma mère qui s’est toujours débrouillée seule, un mari toujours au loin, le travail et les enfants ! J’aurais pu avoir dix enfants ! Et ma nièce qui rêve d’avoir ses 18 ans pour se marier et avoir des enfants ».

Le rêve qui a bercé toutes ces femmes et dont elles l’ont bercée c’est d’être comme la reine des abeilles. « Un envol avec le faux-bourdon, et basta, on n’a plus besoin de lui pendant cinq ans ! ». Mais maintenant, « c’est aller vers quelque chose de nouveau, comme une nouvelle voiture… un corps tout à moi, rien qu’à moi… comment conduire, ne va-t-il pas faire « rouleau compresseur » ce corps qui « roule pour moi » ?…

Elle a enfin pu en parler avec son mari, dont elle s’est si souvent plainte qu’il soit vampirisé par son travail, mais dont elle se sent encombrée quand il reste à la maison… Et qui, devant l’éventualité d’une stérilisation de sa femme s’écrie « mais enfin ! si les enfants meurent (ils en ont trois…), comment fera-t-on ? ». Comme cet autre homme à qui sa femme propose une vasectomie et qui lui rétorque « mais si tu meurs et que je rencontre une autre femme, je ne pourrai plus avoir d’enfants ! ». Est-ce à dire qu’un homme dont la compagne ne serait plus porteuse, quoi qu’il en dise, se trouve ipso facto confronté à la mort définitive par disparition ou impossibilité d’une descendance ?

La rencontre avec le gynécologue arrive enfin. Contrairement à ce qu’elle pensait avoir compris, le gynéco lui dit qu’une autre grossesse reste toujours possible, mais… Il n’y a plus d’interdit médical ou d’injonction forte. « Du coup, je me suis sentie libérée ! et j’ai aussitôt pris rendez-vous avec le chirurgien, comme si cela allait de soi ! ! ». Et c’est là que déboule le « ciel, ma femme ! ». Il est plus simple d’être fille de –, sœur de –, mère de –, que femme, voire femme de — et surtout femme tout court, car c’est à la fois être égale et sexuée, et c’est là que les difficultés commencent…

Comme s’il était plus simple pour elle d’être locataire de ce corps ou de le donner en sous-location à quelqu’un d’autre, la famille, la lignée, l’espèce, que d’en être propriétaire occupante! Avec tout ce que cela comporte : les charges mais aussi les jouissances – et je ne fais que reprendre le vocabulaire de l’immobilier… Ce qui résonne avec ces mots que je lui ai entendu dire très récemment : « Quand je pense à la mort, ce n’est pas la fin de ma vie qui m’effraie, ni de partir, mais c’est la douleur de mes enfants. Je voudrais trouver l’envie de vivre pour vivre, vivre en dehors de la maternité, en dehors de ma fonction maternelle… ».

Au cours de ces quelques mois, elle est en somme passée d’un discours à un autre :

– d’abord : « ce corps n’est pas le mien et ce serait vraiment terrible de ne plus pouvoir honorer le contrat que j’ai passé en l’acceptant de lui faire porter des enfants. »

– puis : « mais c’est une rupture de contrat ! Une transgression… »

– pour aboutir à : « ce corps est bien le mien et la décision que je prends, c’est mon choix ! ! ».

Ce dernier discours est ce à quoi confronte ce « mon corps m’appartient ». Et qui en vient à poser la question d’un sexe qui pourrait être à usage personnel. Mais alors à quel usage ? Serait-ce le passage du sexe à la sensualité ? Le sexe venant se jouer dans le jeu de l’aliénation où elle, et peut-être lui aussi, roulent pour quelqu’un d’autre ; la sensualité se vivant, se jouant pour chacun dans son propre corps, dans un pour soi qui n’est pas refus de l’autre ? Doit-on comprendre que celles qui peinent tant à passer du sexe à la sensualité ne sont que locataires de leur corps ou qu’elles s’en sont dépossédées au bénéfice d’autrui… ?

Une sexualité où le plaisir ne serait pas l’enjeu du pouvoir, exercé par exemple par l’homme, refusé par exemple par la femme, mais le contact avec une puissance, nommément la puissance sexuelle, dont nous sommes tous dépositaires et qui nous porte tous, si nous acceptons d’en être portés.

Dernière note : hier matin, je l’ai revue, et elle m’annonce qu’elle a arrêté de fumer. Et elle m’en donne toutes les bonnes raisons, le goudron, la nicotine, etc. Je l’arrête « je ne te crois pas, tout ça, ça n’a jamais fait arrêter personne… » Et elle dit « parce que ça n’est plus cohérent avec ce que je viens faire ici, je ne peux pas continuer dans cette dépendance. J’aspire à être vraiment responsable de ce qui m’arrive… ».

L’utérus de Virginie peut-il engendrer ou ne le veut-il pas?

Virginie revient pour la énième fois sur le problème lancinant de son utérus. Il est fibromateux à un point extrême. Elle en sent le poids, quelques kilos, dans son ventre. Mais elle ne peut se résoudre, malgré l’avis de nombreux médecins consultés, à le faire enlever.

A-t-il été programmé pour porter et enfanter ou pas, cet utérus ? Depuis cette enfance son rêve le plus persistant était d’avoir des enfants, jusqu’à 10, les allaiter et en être entourée. Mais s’agissait-il d’un programme à elle, comme le suggèrent ses rêves d’enfant, ou à quelqu’un d’autre ? Son utérus en effet semble se refuser à son plus cher désir. Jeune elle tombe enceinte, répondant enfin au vœu maternel de la voir enceinte d’un homme de sa confession. Mais la trompe utérine ne laisse rien passer et ce sera l’issue dramatique dans une grossesse extra-utérine[1].

Amoureuse et mariée, elle reste stérile malgré leur désir commun. Finalement ils adoptent un enfant porté par une autre dont la grossesse est catégoriquement refusée par les parents de la porteuse. La mère de Virginie rejette violemment cet enfant venu d’ailleurs et d’un autre sang. Mais Virginie et son mari réagissent aussi violemment dans leur corps quand cet enfant tant désiré arrive chez eux. Dans les mois qui suivent son mari développe un mélanome de la cuisse qui l’emporte. Son utérus à elle devient fibromateux. Les fibromes sont-ils le refus viscéral, quelque part en elle, de ce programme assigné par une volonté venue d’ailleurs et que son désir conscient lui a fait réaliser, contre toute opposition de son propre corps ?

Voilà qui illustrerait a contrario le refus du corps d’être utérisé, ce qui serait satisfaire le désir familial, maternel. Faut-il pour cela rester stérile et, quand l’adoption a contourné l’inhibition utérine, exploser de colère ? Et dans la foulée s’approprier si totalement son utérus qu’elle en vienne à penser que si elle a pu se créer les fibromes, elle peut peut-être se les décréer

La chair de Noémie peut-elle jouir ? Le sexe, berk !

J’ai dit plus haut, parlant de la puissance sexuelle, « si nous acceptons d’en être portés ». Car à l’inverse, quand nous nous autorisons à la vivre, nous pouvons craindre la puissance de ce mouvement qui viendrait nous priver de notre libre-arbitre, de la disposition de notre corps et de notre vie. Comme si la puissance sexuelle, appelons-la ainsi, nous dépossédait de nous-mêmes.

Laure souffre de n’être qu’utérus et de ce fait de ne pas s’appartenir. Noémie craint de n’être que vagin et de s’y perdre. Elle a environ 45 ans et je rapporte là une courte séquence du travail que nous faisons ensemble depuis un certain temps. Son corps tel qu’elle le voit, tel que le miroir le lui montre, elle ne l’aime pas, cette chair, cette peau, ces poils ! Et en plus que c’est pas beau, ça va mourir. Elle ressent douloureusement la mortalité de ce dont elle est faite. Est-ce pour cela qu’elle vit comme en étant à côté d’elle-même, souffrance, difficulté d’être incarnée – et de là elle en vient à une souffrance plus profonde, à percevoir la violence qu’il y a dans cette chair, la violence explosive qu’elle contient, la violence implosive dont elle craint d’être déchiquetée, et voici que cette violence ressentie si profondément en elle, elle la nomme – le sexe

Elle la connaît bien cette violence du sexe, car elle sait comment il lui impose la masturbation, comment il lui impose les orgasmes brefs et violents qu’elle a vécus, jamais avec son mari, mais toujours dans des liaisons extraconjugales, quand elle se les autorisait.

Un sexe avide, une sorte d’entité indépendante d’elle, un vampire qui aspire goulûment l’essence de l’homme. Des images se pressent dans mon esprit, venues du cinéma, de la littérature, des mythes. C’est le film Dark Krystal, la bande dessinée Alef-Thau de Jodorowski et Arno, le livre Le Parfum de P. Süskind. Ce sont les gravures japonaises illustrant le mythe de la femme renard dont la vulve apparaît comme une bouche dévorante qui va avaler l’homme tout petit. C’est encore le film d’Almodovar Parle avec elle, où dans un sexe grotte venu du fond de l’inconscient comateux disparaît l’homme corps et biens…

La dévoration par le sexe féminin est un vieux ressort de nos mythes. Habituellement il terrifie les hommes. Noémie semble paralysée par ce qu’il lui fait faire aux hommes…

Dans ce contexte, je lui propose de s’allonger et (avec les garanties que pourrait demander sa pudeur) de contacter son sexe avec sa main, simplement posée dessus, peau à peau. A peine ai-je terminé de formuler ma proposition qu’elle est submergée par des soubresauts, une émotion violente, visage décomposé, elle essaie de se cacher, elle se bouche les oreilles, elle semble prise de nausées. Elle refuse ma proposition. « Je ne peux pas entendre ça de vous ! Ah, ces nausées, ces vertiges, c’est comme avec l’alcool ». Elle boit en effet. Mais il n’y a pas que l’alcool qui lui fait revivre ces sensations. Ce maëlstrom émotionnel la submergera, identique, un jour qu’elle évoque une question que son père ne cessait de poser à sa mère, de l’autre côté de la cloison qui séparait leur chambre de la sienne mais n’arrêtait pas les sons, ni ceux de la guerre, ni ceux de l’amour. Elle ne peut se résoudre à formuler la question, mais l’air hagard elle se bouche les oreilles…

A qui appartient son sexe ? Est-il occupé par une présence étrangère à elle, par un démon, une puissance maléfique qui lui fait détruire les autres ? Bouche ouverte sur un ailleurs, un inconnu dévorateur. Sexe bouche. Son oralité est omniprésente, omnipotente et en même temps débouche sur l’impuissance. Sa bouche aussi est comme une présence étrangère ou une partie d’elle prise en otage dans le désir d’autrui. A qui appartiennent son sexe, sa bouche ? Ils semblent interchangeables dans leur avidité, dans le rôle nourricier qu’ils ont pour elle.

« Mon corps peut-il être à moi alors qu’il me fait si peur ? Pourtant je détecte à l’instant même ce qui s’y passe et il m’envoie tout le temps des signes. Quand ce ne sont pas les nausées et hauts le cœur ou les spasmes abdominaux, ce sont les bouffées de chaleur ou les vertiges ou encore cette douleur du talon qui rend bredouilles tous les examens médicaux. » Ce que je comprends comme un service de renseignements bien organisé chargé de surveiller les mouvements terroristes, comme une police bien faite le fait dans un État qui craint la terreur. « Et le plaisir quand il vient il est si violent. Il fait peur, ça donne envie de pleurer. C’est comme la mort. »

Le sexe brûle en elle comme une puissance volcanique, essentielle, c’est-à-dire qui a à voir avec son essence. Elle en est dépossédée par l’autre extrémité, pas celle des programmes familiaux ni de la relation à son mari, mais par l’avidité. Ce feu, le vivant en elle, n’est-il pas le sien ? Sur quel abîme d’images, de souvenirs ouvre-t-il ?

Un jour elle a voulu dessiner son univers. Il y avait bien quelque part sa famille honnie, la bouteille et les désirs de meurtre, et bien à part le lit conjugal. Mais au milieu de la feuille et de tous les éléments épars, et délimité, isolé par un trait étanche, un feu ardent. Ma proposition de poser sa main sur son sexe c’était comme poser sa main sur une plaque brûlante. Elle refusa.

Quelques séances plus tard, je lui racontai un court récit de Rabindranath Tagore. « Tout le monde me connaît comme un homme ayant passé sa vie à chercher Dieu. Je dois dire qu’un jour je parvins à une porte précédée de quelques marches. Je les gravis, je poussai la porte et… la refermai très vite. Dieu était de l’autre côté. Tout le monde me connaît comme un homme qui passe sa vie à chercher Dieu. Moi seul sait où je ne le chercherai jamais, là où il est… ». La fois suivante elle aborda la séance en disant qu’il lui semblait évident de travailler dans la nudité. Elle me demanda de pouvoir le faire sans que je la voie. Je restai tourné toute la séance, je crois qu’elle avait simplement enlevé son pantalon et son chandail. Pour elle c’était beaucoup et ce fut un long travail qui résonnait avec l’histoire de Tagore. « Pour moi je sais que c’est là, que c’est le lieu de ma puissance et que ça me terrorise… Je ne sais pas si je peux y aller, mais c’est le feu en moi, ce n’est pas étranger à moi. »

Noémie savait où était son essence, sa vérité, la clé de toutes les souffrances qu’elle vivait. Cette histoire venait donner sens aux violents mouvements qui l’agitaient quand elle se donnait à vivre sa sexualité et quand je lui demandais d’accueillir son sexe dans l’espace thérapeutique. Maintenant à chaque instant elle saurait si elle était en train de chercher là où était la clé, ou bien surtout là où elle était sûre de ne pas la trouver.

Je parle de puissance parce que ça nous introduit à quelque chose d’important qui se joue dans notre sexualité comme dans d’autres domaines de notre vie : la distinction entre pouvoir et puissance. Nous pouvons jouer notre sexualité dans une relation de pouvoir, c’est-à-dire de pouvoir sur l’autre, où le sexe sera l’instrument du pouvoir. La relation sexuelle sera une forme de plus de la relation de dominance soit comme dominant soit comme dominé.

Mais il y a aussi la puissance qui met en jeu quelque chose qui ne nous appartient plus. Il n’y est plus question de posséder mais de se laisser porter et de s’abandonner à une puissance, sans la diaboliser, ce qui serait en refaire du pouvoir. Il ne s’agit pas de se l’approprier, impossible, mais d’accepter d’en être porté. Quand les philosophes chinois disent wei wu wei – faire-pas-faire, ça ne veut pas dire ne rien faire, ne pas agir, mais laisser se faire à travers nous, d’être au bon endroit pour que ça se fasse comme l’acupuncteur qui met l’aiguille au bon endroit pour que ça se fasse…

L’histoire de Noémie illustre bien la notion de puissance : sa peur lui fait considérer sa puissance comme étrangère à elle et la fait tomber dans les terreurs et les représentations imaginaires dont j’ai parlé, en particulier celles de l’imaginaire masculin, celui qui faisait parler Freud du « continent noir » (sous-entendu : de la sexualité féminine).

ÊTRE UN, C’EST MOURIR !

A qui appartient le corps des psychotiques ?

Sur cette question de savoir « à qui appartient mon corps » les psychotiques ont aussi beaucoup à nous apprendre. Je parle de psychotiques parce que j’en ai rencontré beaucoup au cours de mes années en hôpital psychiatrique et parce que je continue d’en rencontrer beaucoup dans ma pratique de psychothérapeute. Nous sommes beaucoup plus nombreux – nous les psychotiques – qu’on voudrait le croire et il faut d’ailleurs une petite composante psychotique pour faire ce travail.

Ceux qui connaissent par expérience personnelle ou professionnelle des psychotiques savent les difficultés qu’ils ont avec leur corps. Il n’est que de se promener dans un service de psychiatrie pour les identifier ou de songer au travail des acteurs sur le sujet (Rainman, Les gens normaux n’ont rien d’exceptionnel de L. Ferreira-Barbosa, L’armée des 12 singes, Vol au-dessus d’un nid de coucous, etc.).

De l’extérieur ce corps semble fonctionner comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre que celui qui l’habite. Voyez ces patients en hôpital psychiatrique qui se promènent nus dehors par tous les temps, semblant ignorer le chaud ou le froid, la maladie physique. Bien sûr, ce corps a froid, souffre, mais personne n’y habite qui puisse identifier ces avanies et les prendre en compte comme telles. Maison inhabitée, ce corps ne fait l’objet d’aucun soin personnel, il peut se figer dans des positions défiant les lois de la nature (catatonie). Et on sait en milieu psy que quand un patient s’enrhume ou met un pull, c’est que ça va mieux, que quelqu’un commence à habiter ce corps.

De l’intérieur, si l’on se fonde sur ce que les personnes en disent, sur ce qu’ils en décrivent ou qu’ils transcrivent dans leurs œuvres plastiques, l’image est celle d’un corps en morceaux dont les différentes parties ne semblent pas appartenir à un tout cohérent. Le plus frappant est qu’il semble ne pas y avoir de limite bien définie comme si cette partie dense et opaque que nous appelons notre corps n’était plus enveloppée par cette membrane, la peau.

Ainsi se dissout la distinction entre le dehors et le dedans, entre un extérieur à l’être et un intérieur. Il en résulte que ce qui se passe à l’intérieur est perçu sur le même plan que ce qui vient de l’extérieur. Les pensées que j’ai, les mots, les images qui passent dans ma tête sont-ils de moi, du dehors ? Les données que fournissent au psychotique les organes de ses sens semblent mélangées à l’objet perçu, vu, entendu, de sorte qu’ils ne savent jamais s’ils regardent ou sont regardés, s’ils parlent ou sont parlés, si ce qu’ils voient, entendent, pensent vient d’eux ou de l’extérieur… Nous appelons cela des hallucinations, de la projection, de l’interprétation délirante. D’où aussi une hypersensibilité à ce qui se passe en dehors comme si ça se passait à l’intérieur, ou bien quand il s’agit de s’en défendre une indifférence à ce qui se passe à l’intérieur comme si ça se passait à l’extérieur… Ceci va avec cette capacité à percevoir ce qui se passe autour d’eux qui frappe tous ceux qui côtoient des psychotiques, à percevoir ce qui se passe en nous, nos pensées, nos émotions. Comme s’ils avaient une présence non pas limitée à cette enveloppe mais diffuse qui leur permet de capter toutes les informations qui circulent. Ce qui est très difficile à vivre, surtout quand ça débarque dans la vie de quelqu’un pour une raison ou une autre.

Un des vieux mots pour désigner la psychose est l’aliénation mentale. C’est bien dire que la personne ne s’appartient plus…

Or le travail avec les psychotiques et en particulier le travail corporel apporte des données troublantes, paradoxales de ce point de vue.

Les approches corporelles que j’utilise ont pour objet de reconstituer l’unité corporelle en la faisant percevoir comme un tout solidaire et ainsi de réunifier la personne avec son corps et avec les données de ses perceptions. Comme dans toute entreprise thérapeutique il ne s’agit pas de soigner, dans le cas particulier de guérir le morcellement, mais d’en faire faire l’expérience au patient par un certain protocole et dans le cadre protégé de la thérapie. Il se trouve ainsi placé devant un choix, qui renvoie à des choix existentiels, confronté à ce dont il a peut-être toujours voulu se défendre et amené à voir ce qu’il va, ici et maintenant, décider d’en faire… Amené à voir si le danger est proportionné à la peur, s’il correspond à ce qu’il a toujours cru.

Les deux approches que j’évoque sont le QiGong et les enveloppements secs.

Le QiGong est une discipline corporelle chinoise dont les postures agissent dans le cas présent sur la verticalité, le centre et l’intégration de toutes les parties du corps dans une unité énergétique. Or dans certains cas il provoque une désarticulation qui n’était pas visible cliniquement jusque-là et qui surprend même chez des personnes très adonnées aux exercices sportifs voire martiaux. Entre de nombreux exemples je donnerai seulement celui d’Aline.

L’enveloppement par un emmaillotement très serré dans un drap représente une façon contraignante d’être confiné dans son enveloppe corporelle. A côté de ceux qui en ont tiré profit, il y a tous ceux qui l’ont vécu difficilement mais en y gagnant de pouvoir verbaliser beaucoup plus clairement leur difficulté corporelle. Comme si certains ne supportaient pas de retrouver cette unité corporelle, cette unification, de se retrouver dans une maison dont ils seraient les « propriétaires occupants », ce qui ne manque pas d’être paradoxal pour qui vient se soigner et par conséquent fort troublant… Une phrase entendue un jour au terme d’un enveloppement le disait avec force : « être entière, c’est mourir ! ». Phrase prononcée par Armande, une patiente dont je vais maintenant  parler.

Armande

Armande arrive ce jour en pleine détresse, disant de sa petite voix éplorée « tous ces jours-ci, je suis en charpie, éparpillée, je ne suis plus rien… ». Un an et demi de travail ensemble ont à peine émoussé sa méfiance et la parcimonie avec laquelle elle se confie. Elle ne peut éviter de se blesser sans cesse avec les mots, les gestes, les regards des autres et à l’occasion les miens. Pour elle, bien sûr, ce sont les autres qui cherchent sans cesse à la blesser. Et le climat ainsi créé est tel que, bien sûr aussi, elle n’a pas toujours tort…

Au bout d’un an, cette femme fine, sensible, à la créativité artistique délicate, avait ainsi dressé le bilan d’une année de thérapie en se donnant trois objectifs : « ne plus vous voir comme un ennemi ; me décider à parler ; rester moi devant les autres ».

Ce jour, devant sa détresse, l’idée me vient de lui proposer un enveloppement, un « pack sec ». J’ai pourtant encore le souvenir de la difficulté qu’elle a eue à simplement s’allonger puis de la peur, voire de la terreur, à fermer les yeux. Aujourd’hui elle ne peut se permettre de me le refuser, tellement je l’ai reprise sur sa façon de se donner si peu dans la thérapie, sur sa façon de se faire du mal avec moi. Mais elle ne peut davantage se résoudre à fermer les yeux. C’est donc les yeux grands ouverts qu’elle entrera dans l’expérience et qu’elle la traversera, eyes wide shut,[2] souvent baignés de larmes, tandis que je parle comme on lui tiendrait la main. Je raconte comment la peur enfouit la souffrance si fort et si enkysté qu’elle pèse lourd et profond comme une bombe. Je raconte la terreur qui en résulte. Je raconte la souffrance et la peur de l’unité retrouvée dans l’enveloppement et le danger qu’elle fait peser sur… sur qui au fait ? Quand je défais les draps et lui rends la liberté de son corps et de ses mouvements, elle ose à peine bouger. Je la pousse à en dire quelque chose. C’est pour dire « être entière, c’est mourir! ».

Elle n’en dira pas plus et je dois me débrouiller avec, si je tiens à y comprendre quelque chose. Je me souviens alors qu’elle m’a conté comment dans ses cours de TaiJi elle fait tout, sans savoir comment, « à l’envers ». Ce qui lui a fait souvenir, le jour où elle m’en parle, que son professeur de dessin, au lycée, lui disait toujours « Rien n’est attaché dans tes dessins! » Me reviennent aussi des phrases amères exprimées au sortir de séances de « voyage accompagné », genre rêve éveillé. Une fois que je l’avais fait travailler, allongée, sur le poids du corps et l’attraction que celui-ci subissait de la part de la terre, elle m’avait jeté que ce n’était pas ça qu’elle voulait, mais tout au contraire d’aller dans la mer, de s’y dissoudre et d’enfin pouvoir disparaître…

Ce « être entière, c’est mourir! », est-ce pour dire que la mort frappe une entité humaine et qu’elle n’aurait que faire de fragments humains et que c’est seulement ainsi qu’on peut l’éloigner[3] ? Est-ce pour dire que se vivre et se montrer rassemblée fait courir un tel danger à quelqu’un qu’on risque de terribles et fatales représailles ? Est-ce pour dire que le sort, le destin, la fonction de certains est d’être une partie, à jamais, et pas un tout, que telle est leur raison de vivre, et que les forcer à être « entiers », voire leur en faire faire l’expérience même très provisoirement, c’est comme leur ôter toute raison de vivre ? Ou les trois ?

Son système relationnel, sa façon de se protéger d’une trop grande proximité physique et affective avec autrui, et sa façon de le théoriser parlent clairement d’une personnalité psychotique. Tout le bien qu’on lui veut est du mal et elle doit s’en méfier, en renverser le sens ou s’en éloigner à toutes jambes. L’histoire de notre relation en fournit maints exemples jusqu’à la conséquence qu’elle en tire pour elle quand elle décide d’arrêter la thérapie.

Chemin faisant, elle a clairement montré à travers l’expérience de l’enveloppement sa difficulté devant certains choix. Celui par exemple qu’imposerait le rétablissement, ou l’établissement, d’une séparation entre le moi et le non-moi qui soit protectrice en même temps que garante d’échanges, limite constitutive d’un intérieur séparé clairement d’un extérieur.

Chemin faisant elle a éprouvé la terreur d’être vue entière, comme si l’unité ainsi dévoilée l’exposait à un danger extrême. Mais à quel danger ? Voilà bien une question dont la réponse n’apparaît pas clairement dans son histoire, ni dans celle d’Aline alors que les psychotiques la posent, la question, avec tant de force.

Aline

Elle a 20 ans quand ses parents me l’apportent. Il n’y a pas d’autre mot. Elle a fait un épisode délirant plus d’un an avant, qui a nécessité psychiatre, hôpital, neuroleptiques, épisode qui avait clairement commencé d’émerger au lendemain de ses dix-huit ans, de sa majorité. Voilà que tout recommence. Re-psychiatre, re-neuroleptiques, mais cette fois-ci pas grand-chose ne bouge. La famille est à la recherche d’une alternative et je les vois arriver chez moi. Après lui avoir laissé prendre sa décision, qu’elle mûrit longuement, je lui propose très vite qu’on se voie deux fois par semaine, chaque fois pour une bonne heure.

La séquence que je rapporte maintenant dans le travail avec Aline se déroule environ un mois plus tard. On travaille debout. Je touche sa tête, puis ses pieds et le dialogue suivant s’engage :

– Tu as un squelette qui va de là à là et ça tient tout ton corps ensemble…

– C’est horrible, c’est dur à avaler ce que vous me dites là, dit-elle avec un haut-le-cœur convulsif.

 En cet instant me reviennent les fortes paroles d’un Corentin que j’avais longtemps accompagné en psychiatrie. « S’il y a un squelette à l’intérieur de chaque homme, disait-il, comment que la mort et la vie peuvent être ensemble ? Si on a un squelette, on est mort… » Je me souviens que c’est seulement en entrant en Faculté de Médecine que j’ai appelé un crâne un crâne. Jusque-là c’était une tête de mort. Pour Corentin comme pour Aline, la perception d’un axe interne – squelettique au sens propre – était si improbable que le squelette ne pouvait être que l’image qu’on en voit dans les films d’épouvante ou les bandes dessinées, du mort animé par magie mais en aucun cas du vivant.

Je fais marcher Aline, marche lente, où la conscience se place dans les pieds, dans le contact de la plante des pieds avec le sol. Bien que je lui aie proposé de sentir les choses de l’intérieur, sans regarder ce qui l’entoure, même si elle le voit, suggestion qui induit généralement le silence, elle parle, elle parle :

– Moi, je ne peux pas sentir que tout ça est attaché ensemble. Qu’il y a là-dessous un squelette, brrr… et en plus de la chair par-dessus…

– … et que ça porte un nom, dis-je en l’imitant du même ton vaguement dégoûté.

– Ah oui, c’est… un… corps humain…

– Non ! C’est… Aline Dumoins[4]!

– Ah ça alors, c’est trop, c’est trop pour moi !

Aline quant à elle a fait un choix différent de la personne précédente. Elle a accepté de s’appartenir. Pendant quelques mois, jusqu’à la disparition du délire dans le discours et le comportement, nous poursuivrons le travail corporel. Il s’y associera parfois des séquences de voyage intérieur guidé, en position allongée les yeux fermés, des temps de massage de certains points et même une séance d’enveloppement sec. Les réactions que je viens de décrire s’atténueront, non sans quelques soubresauts à l’occasion et surtout des pouffements de rire assez volontiers. Parallèlement s’est poursuivi le travail sur son ambivalence à aller vers l’autonomie. Elle a sa façon de le dire avec un sourire malicieux. « Non, jusqu’à maintenant je n’ai pas voulu passer le permis de conduire. Je ne saurai jamais ce que doit faire mon pied, accélérer ou freiner… ».

Doit-on parler d’échecs quand le patient recule et renonce devant l’unification et de succès quand il y va ? Les uns comme les autres donnent à penser que c’est de toute façon bien de l’unification qu’il s’agit.

QiGong et enveloppements ont aidé plus d’un patient à retrouver son unité. Il n’empêche que c’est bien une jeune femme psychotique en pleine bouffée délirante qui me fit un jour cette réponse, alors que je lui expliquait le but de l’enveloppement : « C’est pour t’aider à te rassembler », lui disais-je, ajoutant car elle était anglaise « the idea is to stop the splitting »[5] à quoi elle me répliqua « mais c’est de l’égocentrisme, ça ! ». Obstacle qu’elle réussit à surmonter puisqu’elle choisit, elle, de sortir de son impasse psychotique.

Comment comprendre la résistance à être « chez soi » ?

Quand la thérapie met en situation de retrouver la cohésion du corps, qui ramène de façon surprenante une cohérence dans la pensée, on assiste à des mouvements profonds et on voit émerger une résistance. Elle est parfois telle qu’elle amène l’arrêt de la thérapie, voire une décompensation dans le délire.

Voilà qui est troublant : y aurait-il des gens pour qui s’appartenir, avoir un corps à soi n’aurait pas de sens et serait même tout à fait inadéquat, hors de question. Fait qui résonne avec la réticence des psychotiques à se soigner. Combien arrêtent leur traitement médicamenteux ! Or les neuroleptiques ont entre autres pour effet de faire ressentir le corps, de le recentrer, même à travers certains effets secondaires. Ils restituent le sentiment très fort d’un corps à soi, et le délire, les hallucinations disparaissent (effet ou cause ?). Et le patient arrête de les prendre. Comme s’il préférait retrouver ce corps morcelé, ces hallucinations.

Résistance qui fait écho aussi, mais de façon plus subtile et qui serait plus longue à décortiquer, à l’anosognosie, c’est-à-dire au fait que les psychotiques n’ont pas conscience du caractère pathologique de leur état et de leur fonctionnement. Résistance qui résonne aussi avec le fait que les moments les plus critiques dans la vie d’un psychotique, ceux qui sont le plus susceptibles de la chute dans la psychose, sont ceux qui correspondent aux phases critiques de l’autonomisation, qu’elle soit biologique ou sociale.

Comme si l’enjeu était de surtout ne pas être, ne pas devenir un, soi-même dans ce corps. Que ce corps m’appartienne et cela voudrait dire qu’il y a un « moi », un moi distinct des autres. En quoi cela est-il si discutable qu’il faille s’en protéger, quel danger cela comporte-t-il, quel programme cela vient-il contrarier ? La question que je pose est : cela entre-t-il en contradiction avec ce qui serait la fonction propre des psychotiques, se laisser traverser par la perception de ce qui les dépasse, s’en faire le capteur, l’amplificateur et se dédier à cette mission pour le salut commun… ? Question qui s’appuie sur le constat souvent fait d’une capacité particulière des psychotiques à capter les mouvements contradictoires des ensembles qui les environnent.

Il leur faudrait ne pas s’appartenir pour pouvoir exercer ce… « sacerdoce ». Qui aurait une fonction prioritaire sur tout le reste, comme tout à l’heure le programme de « porteuse » qui passait avant la vie propre de ces femmes. Et rentrer dans la possession d’eux-mêmes serait se dresser contre…

VERS LA DIMENSION ANTHROPOLOGIQUE DU DEBAT …

Ces quelques exemples centrés sur le corps des femmes et le corps des psychotiques surgissent au milieu de tant d’autres que la question « à qui appartient donc mon corps ? » ne peut se cantonner à l’histoire de quelques personnes et doit être élargie.

Notre corps ne nous a pas toujours appartenu

Bien au contraire. C’est même parce que cela ne va pas de soi, mais pas du tout, que d’une part la souffrance en devient vive et d’autre part qu’on le revendique maintenant haut et fort. On peut même dire que pendant longtemps, la plus grande partie de notre histoire humaine (surtout si on y inclut notre préhistoire), c’est le contraire qui a été vrai. Pendant longtemps la question a été résolue sans être vraiment posée.

Il a dû être évident que l’idée même d’un corps individuel ne devait pas plus se poser que celle du corps d’un membre d’un troupeau d’herbivores tant que ce corps était la partie sacrifiée au prédateur pour sauver le reste du troupeau ou du groupe… Le sacrifice est une des pratiques les plus anciennes de notre humanité. Elle témoignait autant de la nécessité de sacrifier une partie de soi pour sauver le reste que du fait que le corps d’un homme représentait bien une partie d’un tout.

Et cela a commencé par les enfants, dont le corps appartenait clairement aux parents, sacrifice du premier-né, don ou vente des enfants. Le corps des femmes qui appartenait à la procréation, bien d’échange précieux destiné à nouer des alliances ou à acheter des amitiés. Sans oublier le corps des hommes consacré à la guerre sous toutes ses formes, les dieux, le clan, la patrie, etc. Et sans parler des corps acquis par l’argent ou la force, esclaves, prisonniers, destinés au service ou au sacrifice. Ni du corps des uns et des autres mis à mort pour accompagner rois et empereurs dans leur au-delà.

Nul individu de ces groupes n’a vraiment de corps séparé dont il ait la disposition. Ce qu’il en fait, le groupe a toujours un regard dessus. Cela va jusqu’à la physiologie, comme en témoignent les maladies des immigrés ou les phénomènes de mort « sociopathique » (cf. H. Colomb).

Une coupure historique

Une coupure historique se produit dans l’Humanité quand certains s’avisent de penser qu’il y a peut-être dans cette enveloppe limitée une personne constituant une entité par elle-même. Les cultures qui creusent ce sillon vont se séparer de celles qui conservent la conception première jusqu’à ce que l’écart, tel que nous pouvons l’observer aujourd’hui, soit profond.

Pour voir de quoi nous nous sommes écartés, il n’est pas besoin de remonter dans un passé lointain ou d’aller aux antipodes. On parle beaucoup des « kamikazé » japonais ou palestiniens. Nous les appelons commandos-suicides. Le terme est tout à fait faux pour ce qui les concerne, Japonais ou Palestiniens. Ils posent un acte qui a un sens fort pour le groupe dont ils font partie et auquel leur vie appartient. Le suicide est d’ailleurs proscrit par l’Islam. Ils se suicideraient s’ils s’appartenaient, ce qui n’est pas le cas. Ce sont des combattants qui agissent pour leur groupe. Les Japonais étaient juste un élément de l’entité globale qui se sacrifiaient pour la survie de l’entité. Pas la peine non plus d’aller bien loin. En Corse, on ne demande pas à quelqu’un « qui es-tu ? » mais « di quale se ? »[6] ce qui peut se traduire «  to whom, what, do you belong to ? », « à qui appartiens-tu ? ».

J’ai parlé d’une coupure historique. Il ne s’agit pas ici d’en décrire le déroulement. Je me contenterai de dire que les racines peuvent en être repérées dans trois directions : une origine biblique (l’injonction mosaïque d’interdire le maintien d’un être humain en esclavage : libération des esclaves tous les sept ans et le « tu ne tueras point »…), une origine grecque (culte de la nudité, des exercices sportifs pour eux-mêmes, mens sana in corpore sano[7] et du vote populaire), une origine dans l’Occident médiéval à travers l’Habeas corpus.

Dire que notre corps nous appartient, ça vient de sortir. C’est très récent et c’est lié aux choix que nous avons faits dans notre histoire, dans l’histoire de notre culture. C’est très lié à notre histoire. Un des principaux textes de notre histoire est l’habeas corpus… Ce texte de loi anglais du 17° siècle (qui reprend des formules apparues au 13° siècle déjà) dit dans ses premiers mots : “que tu tiennes ce corps à ma disposition”.

Règle fondamentale du droit anglais, l’Habeas corpus est pour les historiens et les juristes un des textes essentiels qui jalonnent l’histoire de la liberté individuelle et donc des droits de l’homme en Occident. Ces deux mots sont une injonction faite par le juge au gardien d’un détenu disant “Que tu aies le corps”, sous entendu: “du détenu à ma disposition pour pouvoir le présenter à toute réquisition”. C’est la fin du pouvoir arbitraire, du pouvoir royal absolu, il inaugure la primauté du judiciaire sur l’exécutif, une vraie première dans l’histoire de l’humanité.

Bien sûr, ce texte n’a pas toujours été observé, loin de là, mais sa seule existence constitue une référence essentielle. C’est dans notre culture occidentale une des premières fois que le corps d’une personne est proclamé lui appartenir. Tu n’as pas le droit de toucher au corps de cette personne, dit le juge au détenteur du pouvoir ou à son représentant, parce que son corps c’est elle. Il lui appartient, il ne t’appartient pas. Dans notre culture, c’est la jonction entre la tradition grecque et la tradition judéo-chrétienne du corps saint, du corps sacré.

C’est comme si l’Habeas corpus inscrivait dans notre histoire, à ce moment-là, la séparation d’avec le groupe et tout ce qui deviendra pour nous les droits de l’homme. Nous avons tendance à y voir, ou nous voulons y voir des valeurs universelles ; si c’est le cas, elles émergent en tout cas très récemment dans le paysage humain…

Je voudrais terminer par une citation contemporaine et très éclairante de notre propos. Il s’agit d’une phrase de l’écrivain de langue anglaise, V.S. Naipaul : « Dans le passé, j’étais mêlé à l’eau du grand fleuve, je n’étais jamais séparé avec une vie à moi. Mais je me suis contemplé dans une glace et j’ai décidé d’être libre. Le seul avantage de cette liberté a été de me faire découvrir que j’avais un corps, que je devrais, pendant un certain nombre d’années, nourrir et habiller ce corps. Et puis tout sera terminé… »[8]. C’est une phrase qui parle avec beaucoup d’acuité et de netteté de la question qui nous occupe aujourd’hui. Il m’apparaît qu’on peut la lire de deux façons différentes, et peut-être pas totalement exclusives l’une de l’autre.

Il y a une lecture hindouiste, si on se place dans le contexte culturel du monde indien, dont V.S. Naipaul, descendant de brahmanes, est issu. Quand l’âme quitte le grand fleuve du non-différencié, Brahman, elle s’incarne dans un corps mortel le temps d’une vie. Elle vit alors une contrainte douloureuse et traverse les souffrances liées à la corporalité. Elle ne peut que désirer parvenir au non-désir qui lui permettra d’échapper à la loi karmique de la réincarnation.

Mais si on se place dans le contexte des personnages de la nouvelle de Naipaul, une deuxième lecture est possible qui se replace dans l’histoire de notre temps : des hommes sont projetés hors de leur culture traditionnelle par l’impérialisme occidental et décident d’y tenter leur chance avec tous les bouleversements que cela signifie pour eux. Ils doivent quitter le fleuve de l’appartenance familiale et ethnique, où nul ne vit séparément des autres de son groupe, pour devenir responsable de leur propre devenir et assumer pour eux-mêmes toutes les fonctions jusque-là réparties entre les différents éléments (individus) du groupe. Ils sont appelés à quitter leur statut d’individus pour devenir une personne avec la douleur de la séparation et la grandeur de cette assomption. Et au bout la mort définitive.

La question de la réincarnation illustre de façon intéressante le renversement historique qui s’est produit sur la question du corps. Pour les Orientaux qui adhèrent à cette croyance, c’est le cas des Hindouistes et des Bouddhistes, la réincarnation représente un désastre. L’idéal serait de ne pas avoir à se réincarner et à connaître l’existence de la vie dans un corps limité avec toutes les contraintes que cela comporte. La plupart des démarches spirituelles et en particulier les ascèses, comme le yoga, le tantra, la méditation, la vie monastique ont pour objectif ultime de parvenir à une telle absence de désir qu’aucun acte ni aucune pensée ne puisse entraîner la réincarnation. Pour les Occidentaux qui se sont pris depuis quelques décennies d’affection pour cette croyance, elle représente au contraire un grand espoir, celui de connaître une nouvelle vie dans un corps bien réel avec toutes les sensations, les joies, les plaisirs qu’il peut apporter.

Là-bas malédiction, le corps y est un fardeau dont on espère n’être plus jamais chargé, ici espérance, le corps y est une chance qu’on souhaite voir fonctionner du mieux possible le plus longtemps possible, et au-delà même si ça peut se faire…

Pouvoir sur le corps ou puissance du corps…

Et nous proclamons donc « c’est à moi que mon corps appartient ! ». Démarche si nouvelle dans notre histoire, elle n’a que quelques siècles, que comme toute acquisition récente elle peut aller dans les excès, voire dans des dérives. Le mouvement de se réapproprier son corps, de s’en assurer la possession peut tourner à la possessivité, voire au désir d’en faire l’esclave de la personne. Et d’exiger de pouvoir en faire ce qu’on veut, lui donner la forme qui nous plaît, lui faire faire ce qui nous chante, à coups de stimulants ou d’exercices pour qu’il n’y ait plus de limite à la performance et au plaisir. Refusant dans la même logique qu’il soit sujet à ce à quoi toute chair est sujette : la corruption, le déclin, la défaillance, la mort. Et vive le clonage !

Où l’on retrouve la dialectique si familière au psychothérapeute entre le pouvoir et la puissance. Pouvoir sur son corps propre qui devient comme tout pouvoir un désir de domination sur l’autre, qui demande sa soumission, qui produit son aliénation. Qui nourrit aussi les illusions de toute-puissance sur le fonctionnement de notre corps. Et qu’il importe de distinguer de la puissance, puissance du corps qui porte celui qui lui fait confiance, qui s’en laisse porter. Puissance qui se manifeste dans la violence de la pulsion sexuelle comme dans la capacité à procréer ou dans la dérive vers l’éternelle et mortelle jeunesse du cancer. Et dont on comprend qu’on soit effrayé, voire terrifié et qu’on ne cesse de vouloir en maîtriser la force, quel qu’en soit le coût. A cet égard il serait plus juste de dire que notre corps nous appartient autant que nous lui appartenons. Ce qui nous ferait entrer en opposition avec le philosophe Alain qui disait que « l’âme est ce qui refuse le corps ». Il était bien dans la ligne de la métempsycose et aussi de tous ces mouvements qui exigent la mortification du corps pour la plus grande gloire de l’âme …

 


[1] situation dramatique où l’embryon bloqué dans une trompe fait courir à la femme le risque d’une hémorragie mortelle.

[2] En français « Les yeux grand fermés », le dernier film réalisé par Kubrick avant sa mort.

[3] Comme la mort des fourmis n’entraîne pas celle de la fourmilière… et comme, dans le livre de Th. Sturgeon déjà cité (Les plus qu’humains), l’Homo gestalt est potentiellement immortel.

[4] Identité forgée bien sûr mais qui respecte la métrique et les résonances sémantiques de son vrai nom..

[5] En français : l’idée est de mettre fin au clivage.

[6] Télérama, sept. 2001, entretien avec Danièle Daoudj.

[7] Un esprit sain dans un corps sain, disaient les Romains.

[8] V.S.Naipaul Dis-moi qui tuer, A. Michel, Paris, 1983 pour la traduction en français. J’avais mis cette citation en exergue de mon livre La bascule des mal-aimés.