Ici et maintenant ailleurs

Ici et maintenant ailleurs

ici-maintenant-ailleurs

Pendant longtemps, mes rêves m’ont conduit régulièrement dans une impasse. J’errais dans une gare, routière ou ferroviaire, sans arriver à trouver le bon train ou le bon bus. Ou bien je me trouvais dans un train sans parvenir à destination. D’autres fois, j’étais dans un pays, généralement la Chine, la veille du retour ou le matin même et, comme si je sortais d’une longue torpeur, je prenais conscience de n’avoir rien vu, rien fait, et il ne me restait que quelques heures…

Après mon deuxième voyage en Chine, il y a sept ans, mes rêves ont changé. Dans ma nuit onirique, je suis à bord d’un train sans me préoccuper que ce soit le bon ou qu’il arrive à bon port. Je vis, tout simplement, j’y rencontre des gens, il y survient de l’imprévu. Quand je m’éveille en Chine- façon de parler, c’est toujours dans le rêve – le temps imparti n’est qu’à moitié écoulé, il en reste… Je peux décider de la suite et, souvent, je pars dans des contrées encore jamais visitées. A croire que le coureur de géographie change la vie du voyageur de la nuit. Et peut-être celle du veilleur : ces dernières années, je me sens plus tranquille, surtout depuis mon tout dernier séjour en Chine, en 2008, et un voyage en Pologne, en 2009. La vie s’apaise.

Fin des considérations autobiographiques. Mais introduction nécessaire à une réflexion personnelle sur des épisodes très particuliers qui surviennent volontiers en voyage et dont certaines caractéristiques m’évoquent irrésistiblement des moments vécus en psychothérapie. Je prends le risque d’en partager l’expérience, curieux aussi de voir si d’autres thérapeutes et/ou voyageurs les ont vécus…

Lucien

Le bonhomme de la photo (votre serviteur), immergé dans un fleuve aux eaux immémoriales, ressent en cet instant l’intense conviction d’être où il doit être, et d’y être à sa place, dans le vrai temps de sa vie, jamais aussi vivant et présent. Paradoxe d’être dans un temps arrêté, tout en étant dans un fleuve sans cesse changeant, percevant le moment et le lieu avec la plus grande précision, tout en se sentant hors du temps. Je perçois l’ici et maintenant avec une évidence telle que deux questions s’imposent. « Comment peut-il y avoir un ailleurs ? Comment peut-il y avoir un après ? »

Présence.

L’acuité du présent fait surgir l’acuité de la mort, double, ambivalente. Elle pourrait survenir en cet instant, tout est achevé. Tout pourrait s’arrêter là, rien à dire. Et simultanément je reçois, comme un coup de poignard, l’évidence que la mort sera l’absence définitive de cette présence si pleine et si entière.

Où, quand, comment surviennent ces moments ? Dans des lieux si divers, en Inde, en Chine, en Ukraine, ailleurs, très souvent en bus, mais aussi dans une rue, sur un chemin, une place. Lisbonne, rue montante, tout petit matin. Chemin de montagne, Shenxi, Chine. Place Tian Anmen, Pékin. Sortie de la gare centrale, Canton, Chine. Débouchant Plaza de Armas, Cuzco, Pérou. Me baignant dans l’Euphrate, Syrie (la photo). Dans un ailleurs géographique et culturel (mais il y a eu aussi un midi de juillet 1963, rue des Saints Pères, Paris…).

Même brefs et relativement rares au long d’une vie, ces épisodes posent des points de repère indélébiles dans le voyage qu’est toute existence. L’étonnant, et qui justifie que j’en parle ici, est qu’il m’arrive de vivre des états très proches dans ma vie professionnelle, que ce soit comme thérapeute, comme formateur ou comme conférencier.

Chaque fois, c’est la sensation d’être en phase avec le processus, d’en être partie intégrante tout en le percevant. Vivre pendant une séance le déploiement du processus thérapeutique, sentir au cours d’une action de formation s’opérer la transmission juste, voir dans le cadre d’un colloque ou d’un débat se créer un espace collectif de réflexion, chaque fois, dans ce moment particulier, le processus semble se dérouler de lui-même et venir de façon toute naturelle, comme s’il coulait spontanément. La santé, la formation, l’intelligence collective prennent soin d’elles-mêmes, de façon juste et saine. J’éprouve alors le même sentiment de présence à moi-même, le même sentiment de vérité et de grande acuité de la perception. Sans effort et sans vouloir particulier, je me sens à l’unisson, captant les mouvements non visibles et trouvant les mots justes pour la personne ou la situation. Et sans la tentation de vouloir en tirer bénéfice pour moi.

Du lard ou du cochon ?

Dans le cadre de ce texte bref, je ne peux développer tous les aspects d’un phénomène aussi étonnant et complexe. Je me limiterai à ceux qui éclairent l’exercice du psychopraticien. Première question : s’agit-il d’un artefact qui tient de l’illusion ou bien d’un phénomène profond qu’il faut aborder avec attention ? Et dans ce cas, comment le comprendre ?

Du lard ou du cochon ? Après la sensation si prégnante, vient la perplexité quand je sens le décalage, parfois profond, entre la qualité de ce que je vis dans cet instant et ce que vit mon petit personnage dans son ordinaire. Décalage qui amène le voyageur, comme le thérapeute, à s’interroger sur la vérité de sa vie. Voyageur, est-ce que je fuis la vie sociale, celle de tout le monde, celle où on doit gagner sa vie, pour ne pouvoir respirer que pendant les vacances, pendant une vacance ? Où et quand suis-je vrai et présent, est-ce dans le (mi)lieu dont le voyage m’éloigne, ou ici ? S’agit-il d’une bienheureuse parenthèse, suscitée par un magique ailleurs, qui ne tire pas plus à conséquence qu’un simple entracte ?

Psychopraticien, est-ce que je fuis la vraie vie, celle où on ne paie pas pour être en relation ? Est-ce que je ne peux exister à plein seulement, ou surtout, que là où je représente quelqu’un pour le consultant, que là où je prends existence d’être le lieu du transfert ? Entre le réseau relationnel de ma vie, où je me sens si limité par ma frilosité, ou cet être si totalement libéré qu’il perçoit le tout du moment, quand suis-je absent, quand suis-je vrai ?

Je suis troublé par le paradoxe : il faut une mise en scène de l’absence, par le voyage ou le cadre thérapeutique, pour que je puisse me sentir si totalement présent. Quand cela survient, et le fait est que cela survient plus souvent dans cette “mise en scène” qu’en dehors. Même si j’ai pu vivre de tels moments en dehors des voyages et de la thérapie. Dieu merci…

Pour celui qui fait ces expériences, elles n’ont rien d’un artefact. Quand il entreprend, non sans appréhension, les voyages dont il ne peut se passer, et sans savoir s’il revivra de tels épisodes ou pas, il sait qu’il ne s’agit pour lui ni de divertissement ni de vacances. Ce n’est pas un temps d’oubli des dures réalités de la vie ou des fatigues du travail, un repos, une parenthèse. Non, c’est le moment où il rentre chez lui, où, au contraire de s’oublier, il a le sentiment de se retrouver et de retrouver le sentiment de son existence. Dans cet entre-deux, entre deux temps, deux mondes, deux cultures, dont peut-être il reviendra autre, avec lui-même, avec autrui. Il doit se présenter au rendez-vous.

Pour le psychopraticien, quand il s’apprête chaque matin à retrouver ses consultants, avec le sentiment de ne rien savoir et de se demander ce qui l’autorise à entrer avec eux dans ces espace-temps si particuliers, s’il y entrera, il ne s’agit pas davantage de suivre un parcours connu et balisé. Mais d’aller, porté par cette situation artificiellement créée, ou peut-être protégé par elle des enjeux d’une relation de la vie vraie, dans un pays, un espace, où il se rencontrera autre. Autre et/ou vrai ?

Arrivé, libre…

Si je cherche le plus vif de ce que j’ai éprouvé dans ces moments, comme voyageur aussi bien que comme professionnel, deux impressions dominent, celle d’être arrivé plus que d’être arrêté, et celle d’être libre.

Arrivé, comme si la quête prenait fin, ou pouvait prendre fin. Il n’y a rien de particulier, mais plus rien ne manque, et surtout rien ne me manque. Ce n’est pas un rêve qui se réalise, car il n’y correspond aucune image d’un rêve particulier, pas plus qu’une réalité qui s’onirise, car, au contraire tout est on ne peut plus réel. Mais voilà que deux dimensions, le rêve, la réalité, se rejoignent. Il n’y a plus rien et rien ne manque. Rien à ajouter, rien à prouver, ni attente, ni demande, tout est là, ici et maintenant.

Libre, je me sens libéré des contraintes sociales, du réseau des obligations et des apparences auxquels j’obéis par ailleurs. Comme si mon ego n’était plus menotté par ses peurs, par la culpabilité, mieux, comme si, avec ses attentes, ses manques, ses souffrances et le sentiment douloureux de sa finitude, il était mis entre parenthèses. D’une façon qui a posteriori me surprend toujours, il reste au second plan.

Une remarque en passant : on peut rapprocher cet état de l’orgasme par l’impression qu’on est arrivé et que tout, tout pourrait s’arrêter ainsi. Quel après pourrait-il y avoir ? Mais l’expérience est bien différente, car l’esprit, loin de passer dans un état de flottement et de bien-être extatique, prend une conscience aiguë de la réalité, du temps, de l’espace, de l’humanité, presque une hyperlucidité. Tout à coup, je vois.

Car à la présence, à la liberté, s’ajoutent une perception avivée de tous les éléments de la réalité présente, et une disponibilité élargie, voire nouvelle, à ce qui peut survenir. Pour le voyageur, cela se traduit par un grand sentiment de sécurité et de fluidité dans la gestion des aléas du voyage. Chez le thérapeute-formateur-conférencier, cette disponibilité lui donne le sentiment d’être dans sa puissance, autrement dit d’être au contact de ses forces créatrices. Pour l’un comme pour l’autre, se précise le décalage entre cet état et le quotidien où le voyageur, rentré chez lui, se sent gourd et lourd, voire timoré, tandis que le thérapeute se sent dans sa vie empêtré dans des relations de pouvoir, de quelque côté du manche qu’il soit…

Puissance et pouvoir, l’opposition est claire : le pouvoir renvoie au pouvoir qu’on essaie de prendre ou de conserver sur autrui, pour s’en protéger ou pour en prendre du plaisir, la puissance parle de la force que nous donne le fait d’habiter chez nous, en nous, ancré dans nos forces vives.

Accepter

Ils se trouvent confrontés à leur puissance, le voyageur, par l’arrachement au familier qui fait disparaître les repères et les codes facilitateurs de l’ordinaire, le thérapeute par la mise en scène qui suspend les enjeux et les périls relationnels de son quotidien. Le thérapeute-animateur-conférencier y est aidé par le transfert, par la place éminente que sa position dans le groupe lui donne, par l’attente de l’auditoire tendue sur lui. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il que le voyageur comme le thérapeute acceptent la confrontation, acceptent la rencontre avec leur puissance. Et sans la dévoyer dans les tentations du pouvoir. Ce à quoi il est parfois humainement difficile d’échapper.

Ce que je résume en disant que le thérapeute (que je suis dans ces moments) est en avance sur la personne (que je suis dans mon quotidien), comme le voyageur (que je rencontre à l’occasion ailleurs) est en avance sur le sédentaire (qui m’accompagne tous les jours). Le constat avait été très douloureux pour moi quand j’en avais pris conscience après 22 ans de carrière hospitalière et il avait joué un grand rôle dans mon départ des hôpitaux. Maintenant je l’accepte. Je sais que ces moments constituent des points de repère dans mon cheminement vers ce que je pourrais appeler ma vérité. Ils me font entrevoir une autre dimension de mon être et une autre façon d’être vivant que mon histoire, mes croyances, le poids des générations m’ont empêché de voir si longtemps.

Accepter. C’est là que le bât blesse. Le décalage peut être perçu de façon très différente selon les thérapeutes. L’un prend le décalage dans l’autre sens : sa vérité est dans le petit, le grand ne peut être que de la tromperie, de l’escroquerie, de l’usurpation. D’autres se sentent fautifs de ne pouvoir être aussi « bien » dans leur vie que dans leur travail. Ils en croient être une meilleure personne avec leurs consultants qu’avec ceux qu’ils aiment, enfants, conjoints, père, mère… Constat douloureux que de sentir cette puissance tout en continuant d’être empêtré dans des jeux de pouvoir avec leurs proches. Certains même sont tentés de faire payer à leur consultant la possibilité qu’ils lui facilitent d’accéder à une plénitude ou à des possibilités auxquelles ils n’ont pas eux-mêmes accès. Tentation peu reluisante et de ce fait moins facile à s’avouer, mais humaine.

Une croyance très répandue veut qu’on ne puisse accompagner quelqu’un que là où on peut aller soi-même… Beaucoup d’observations m’inclinent à penser qu’il s’agit seulement d’une croyance, et mal fondée. On peut être un bon passeur, averti des obstacles du chemin, sans connaître le pays où l’on transporte le voyageur…

À travers les expériences que je décris ici, on retrouve un principe fondamental de la psychothérapie psychocorporelle, l’ici et maintenant. Son importance suscite beaucoup de questions, dont je ne citerai que quelques-unes : quelles portes ouvre sa perception, comment conduit-elle à des effets thérapeutiques, est-ce par la résonance avec les champs morphiques ? Et même plus loin : la survenue d’épisodes aussi marquants active-t-elle l’hippocampe, avec tout ce que cela entraîne, quand on connaît le rôle majeur qu’il joue dans la mémoire dite épisodique et dans les processus dépressifs ?

De la psychose ?

La fréquence de tels épisodes en bus, en train, à l’étranger, fait remonter en cet instant le souvenir des sorties que nous faisions, du temps que je travaillais en psychiatrie. Avec les personnes psychotiques, surtout les hospitalisés au long cours, nous organisions des sorties en bus, pour aller en promenade, seul moyen de les faire sortir de l’asile où ils restaient accrochés. Arrivés à destination, nous les invitions à profiter de l’air, à bouger, à faire ce pourquoi nous étions venus. Mais non, ils restaient collés à leurs sièges ou y retournaient le plus vite possible. Cela s’est tellement reproduit que j’ai fini par comprendre. Là où ils se sentaient le mieux, car ils tenaient à y venir, aux sorties, c’était dans le bus. Apparemment, le lieu et le moment de leur plus grande tranquillité, de leur plus grande paix, le moment peut-être où la terreur s’apaisait, c’était dans le véhicule, en mouvement ou arrêté, parti mais pas arrivé, un moment d’entre-deux. Pour nous, les sains, moment purement utilitaire fait pour aller d’un temps plein à un autre, aussi vide par lui-même que les mots-outils de la langue (et, ou, mais, etc.), mais pour eux, temps vide où rien ne semblait manquer, et où personne ne les interrogerait sur ce qui leur manquerait…

Ce que je vis, en voyage, en thérapie, est-il à l’image de ce que je pense comprendre du fonctionnement des psychotiques ? Ils semblent naviguer dans une dimension intermédiaire, se faufiler dans les espaces de transition entre les différents plans de réalité, les différentes instances de la conscience, les différentes couches de leur identité. Comme si c’était l’espace-temps qui leur convenait le mieux, comme si c’était pour eux, non une parenthèse, mais le texte même que leur vie écrit. Souffrant trop de la réalité, pour pouvoir s’y maintenir et l’accepter telle quelle, trop handicapés par les diktats de la logique du rêve, se tenant dans l’entre-deux, ils tiennent les deux en lisière. Les raisons continuent de nous échapper. Est-ce leur nature supposée pathologique, ou un mécanisme de défense voire de survie, ou leur raison même d’être. Qui sait, mais leurs raisons sont assez prégnantes pour qu’ils tentent d’y retourner chaque fois que nos tentatives thérapeutiques prétendent les en évincer…

De tels moments, ceux que je décris ici, ressortent- ils à ma dimension psychotique ? M’en suis-je tellement éloigné – et protégé – dans mon quotidien, et pour pouvoir vivre, qu’il me faut ces conjonctions particulières pour la retrouver ? Me baignant un jour d’avril dans l’eau tiède de l’Euphrate, au pied des ruines bimillénaires de Doura Europos, percevant avec acuité tous les détails du lieu et du moment en même temps que la conjonction qui y fit naître notre civilisation, totalement présent, totalement ailleurs, ai-je fait comme eux ? Ai-je trouvé dans cet instant « cette unité du passé et du présent qui signifie qu’on est dans son pays » comme l’écrit Bernhard Schlink (dans Amours en fuite) ? Dans mon pays… chez moi ?